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Manru de Paderewski en première française à Nancy

L'unique opéra du compositeur polonais Paderewski connaît enfin sa création scénique en France, 122 ans après celle de Dresde en 1901. Et c'est la révélation d'une œuvre majeure et injustement oubliée après avoir connu un accueil triomphal jusqu'aux États-Unis.

Pianiste virtuose adulé, homme politique, artisan de l'indépendance polonaise et héros national dans son pays, a aussi composé, surtout pour le piano. Manru est son unique essai dans l'opéra ; accaparé par ses multiples engagements notamment humanitaires, il n'y reviendra plus. En reprenant cette coproduction avec la « Bühnen Halle » de Halle-sur-Saale en Saxe-Anhalt (la ville natale de Haendel), l'Opéra national de Lorraine en présente la première scénique en France et en langue allemande comme ce fut le cas lors de la création. C'est aussi l'aboutissement d'un projet lancé par Matthieu Dussouillez, directeur de l'Opéra de Nancy, ville dont les liens historiques avec la Pologne sont bien connus, et sa directrice musicale et cheffe d'orchestre d‘origine polonaise .

Le livret d'Alfred Nossig, en mettant en lumière les ravages de l'intolérance, du racisme et de la violence entre deux communautés (des paysans polonais des Tatras et des Tsiganes), correspond bien à l'humanisme et au pacifisme du compositeur. Ulana s'est éprise du tsigane Manru, dont elle a eu un enfant. Rejetée par sa mère Hedwig et moquée par tout le village (sauf Urok, toujours amoureux d'elle), elle vit avec Manru dans une cabane à l'écart. Mais Manru regrette son existence passée de nomade, sa liberté, le groupe social dont il s'est exclu et même la jolie Asa qui le convoitait. Après bien des hésitations, il finit par les rejoindre et est élu leur chef malgré l'opposition du titulaire en place Oros. Ulana abandonnée se suicide par désespoir et Urok se venge en tuant Manru. Trois actes, trois univers qui s'opposent. Au premier, la communauté villageoise et les violences exercées contre Ulana et Manru. Au second, la vie domestique du couple et les interrogations de Manru. Au troisième, le monde des tsiganes et la conclusion tragique de l'histoire.

Sur cette trame, Ignacy Paderewski a composé une partition foisonnante et aux influences multiples : Wagner bien sûr dans l'utilisation des leitmotive et le discours musical continu mais aussi, plus ancrée dans son époque, la forte inspiration folklorique slave ou tsigane (intervention d'un violon solo et d'un cymbalum). En ce début de XXe siècle, l'œuvre n'est certes pas révolutionnaire. Richard Strauss n'a pas encore versé dans l'expressionnisme de Salomé (1905) et le dodécaphonisme est encore à venir. Mais au sein de tous ces opéras postromantiques contemporains, que l'on remet peu à peu à l'honneur, elle est taillée pour tenir une place de choix. L'équilibre est réussi, alternant chœurs vaillants, danses rythmées, moments d'intense lyrisme et même un grand duo d'amour où l'usage d'un supposé philtre évoque Tristan und Isolde. Le traitement des voix est efficace, sans violence mais avec beaucoup d'intensité. L'orchestration, qui fait la part belle aux bois, est somptueuse et remarquable par sa puissance et sa plénitude.

Pour cette découverte d'un ouvrage méconnu, la metteuse en scène a fait le choix pertinent de la simplicité scénographique et narrative. Le décor de Guidon Davey matérialise par une haute paroi de plexiglas, fruit de l'industrie humaine, la barrière entre les deux communautés que la rotation du plateau révèle tour à tour. La cabane d'Ulana et Manru est vitrée également, ouverte à tous les regards et taguée de slogans xénophobes. La direction d'acteurs s'attache à clarifier les comportements quelquefois mal justifiés par le livret. De la rigidité de la mère Hedwig à la souffrance ambigüe d'Urok, des doutes intérieurs de Manru aux élans amoureux d'Ulana, de la joie des fêtes aux flambées de violence, tout est rendu avec naturel et authenticité.

Une distribution de calibre adéquat complète la réussite du spectacle. En Manru, le ténor allie solidité et vigueur avec un soin remarquable des nuances et des affects. Comme déjà noté lors du Schatzgräber de Schreker à Strasbourg en octobre dernier, l'extrême aigu forte a encore tendance à s'étouffer voire à plafonner mais la gêne est moindre car la tessiture du rôle est nettement plus centrale. L'intensité dans l'émotion, l'aisance et la puissance font aussi le prix de la magnifique Ulana de dont le timbre velouté et pénétrant touche l'âme. Elle nous gratifie en plus de superbes aigus filés. Dans le difficile rôle d'Urok dont on ne sait s'il est positif ou sarcastique, fait montre d'une inépuisable énergie, de clarté et de force surtout dans l'aigu, le registre grave étant moins sonore. Quant à Hedwig, en a toute la raideur et le ton cassant. Chez les Tsiganes, retient aussi l'attention par l'engagement et l'expressivité robuste et bien projetée de son Asa tandis que possède l'autorité scénique et vocale requise pour Oros.

L'orchestre est ici fondamental et celui de l'Opéra national de Lorraine est éblouissant, tant dans les interventions exposées des bois poétiques ou des cordes passionnées que dans les tutti d'une impressionnante homogénéité et plénitude sonores. En dépit d'un départ un peu flou du chœur initial, la cheffe retrouve rapidement une parfaite cohésion entre la fosse et le plateau et assure précision, énergie, progression et contrastes tout au long de la représentation. Le Chœur de l'Opéra national de Lorraine offre les mêmes qualités, même lorsqu'il est mis à contribution par les chorégraphies de David Laera. Et n'oublions pas la magie des interventions solistes du violon d'Artur Banaszkiewicz et du cymbalum de Ludovic Kovac, tous deux rompus au style tsigane.

Malgré un bon remplissage de dernière minute, il reste encore des places libres pour cette première représentation d'une série de quatre. De la difficulté de faire découvrir un opéra méconnu… L'œuvre pourtant le mérite amplement, riche de qualités et dans une présentation idéale qui recueille un vif succès au rideau final.

Crédits photographiques : (Ulana), (Manru) : © Jean-Louis Fernandez

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