Mirage, le nouvel opus de Damien Jalet et Kohei Nawa pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève, révèle une formidable réflexion conjointe jamais aussi poétiquement explorées par ces deux artistes portant l'art de la danse dans des limites de la perception humaine face aux forces de la nature.
Boummmm ! Boummmm ! Boummmm ! Une impressionnante salve de détonations dans l'extrême grave du registre sonore fait trembler les murs du Grand Théâtre de Genève et la poitrine des spectateurs. D'emblée s'impose la musique électronique que Thomas Bangalter a composée pour cette introspection chorégraphique des phénomènes de la nature et de ses effets sur l'humain. Imposante, s'appuyant sur de longs accords, elle respire une autorité sonore sans pour autant pécher par un excès d'agressivité. Frappés, parfois cinglants, les rythmes restent contenus dans une symphonie d'équilibres. À l'image du son métallique des pas lents qui s'insèrent parfaitement entre ces explosions. La scène, dans une pénombre profonde, force au clignement des yeux pour distinguer, sur ce qui semble être une dune, une forme humaine se contorsionnant lentement. Illusion ! Mirage ! On ne sait. Bientôt, l'ombre se déplie, entame une marche indistincte. D'abord lente, au rythme des pas métalliques, elle s'accélère soudain pour très vite reprendre sa marche lente. Émergeant de la colline, d'autres formes entrent dans cette étrange déambulation aux allures brusquement accélérées puis ralenties. Comme un seul homme, les seize danseurs marchent en rythme dans tous les sens, se croisant sans se regarder, se regroupant, se séparant, sur la pente et le sommet de cette dune baignée d'un halo brouillardeux. Réglées au cordeau, ces premières images du ballet Mirage que Damien Jalet propose en création mondiale à Genève sont saisissantes.
Poursuivant sa démarche artistique commencée en 2016 avec Vessel que le Théâtre de Chaillot avait offert en 2020 et Planet [wanderer] que ce même théâtre parisien avait programmé en 2021, puis repris l'an dernier au Grand Théâtre de Genève, Damien Jalet, en collaboration avec le scénographe japonais Kohei Nawa, se plonge dans un univers d'adaptations humaines aux continuelles métamorphoses de la nature.
Explorant les éléments de la terre, de l'eau et de l'air, la démarche ainsi présentée apparaît des plus probantes. L'obsédante déambulation du tableau initial s'interrompt alors que les danseurs se regroupent, bras ballants, en un cercle restreint où, têtes baissées, ils contemplent la terre qui a porté leurs pas. Alors que la musique peu à peu se dissout vers le silence et que la scène retrouve le noir.
Quand reprend le spectacle, c'est l'eau qui permet au chorégraphe d'exprimer ce qui restera certainement le plus émouvant et le plus beau tableau de cette soirée. Sous un éclairage conique venu des cintres, les danseurs, assis, réunis en cercle, exécutent un ballets de bras et de troncs d'une beauté renversante. Ces torses oscillants, ces bras aux mains ouvertes éclatant dans l'espace telle une fleur éclosant, puis enlacés les uns aux autres dans une ondulation figurant la corolle d'une anémone de mer balancée par la houle resteront une image de merveilleux qu'on n'est pas prêt d'oublier. La poésie comme le mysticisme qui se dégage de cette scène sont bouleversants. Puis, se séparant peu à peu, sous l'effet d'un épais brouillard coulant sur la pente de ce qui serait désormais un fond marin, les corps, jusque-là entrelacés, disparaissent lentement au regard des spectateurs.
Ils réapparaîtront bientôt dans l'ultime partie de ce spectacle, un volet peut-être plus spirituel que jusqu'alors. Après une (peut-être un peu trop longue) séquence de corps s'enlaçant lascivement deux à deux, les danseurs, sous une pluie de mille et une paillettes, continuent leur lente danse laissant au passage l'image suggérée, grâce à la subtilité des éclairages de Yukiko Yoshimoto, facteur majeur de ce spectacle, de scarabées ou d'improbables insectes. Ils disparaissent petit à petit pour laisser place à une figure spectrale qui, seule au centre de la scène, se livre à de lentes arabesques des bras alors que son être paraît se dématérialiser emportant son âme vers les cintres dans un fil de lumière ascendant. Puis, en apothéose, lentement, chaque danseur se place derrière son collègue pour construire un terrifiant mille-pattes humain, mirage d'un cauchemar éveillé, avant qu'un épais nuage rouge et doré ne recouvre la scène dans une musique mourante, et qu'un crépuscule de lumière vienne clore le spectacle. Si l'impression qu'ont pu laisser de précédents spectacles quant à la performance physique des danseurs n'apparaît pas aussi évidente ici, il faut noter néanmoins que l'équilibre des danseurs se mouvant sur les courbes de cette dune-colline n'est certainement pas de tout repos
De longues secondes se passent avant que le public, ému, réserve un triomphe à ce spectacle où la beauté des gestes le dispute à celle des moyens techniques incroyables employés pour peindre ces tableaux vivants. Incontestablement, Damien Jalet et Kohei Nawa signent ici une œuvre magistrale de beauté esthétique, de profondeur spirituelle et de mysticisme acerbe, d'un niveau artistique de très grande tenue.