- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Festival Chostakovitch de Leipzig : de l’utopie soviétique à l’horreur de Babi Yar

En deux concerts donnés en une douzaine d'heures, démontre que Leipzig « la ville musicale » et Chostakovitch ont des affinités vraiment particulières. Le Shostakowitch Festival voulu par Nelsons, qui s'achève le 1er juin, restera un jalon marquant de la relation entre la ville et le compositeur, mais aussi dans les relations entre art et politique. Une question d'une acuité brûlante en 2025.

Saluons tout d'abord la performance consistant à donner en seulement quinze jours toutes les symphonies, les concertos solistes, l'essentiel des concerts étant assuré par et ses deux orchestres de Boston et du Gewandhaus. Une performance en termes d'organisation mais aussi sur le plan physique pour le chef, l'entreprise ayant tout d'un marathon. Par exemple le chef aura dirigé deux concerts symphoniques et l'opéra Lady MacBeth de Mtsensk en 26 heures, et le week-end final le verra diriger en moins de 24 heures les Symphonies n°9, 12, 10 et 14, sans compter le Concerto pour piano, trompette et orchestre à cordes !

Guerre en Ukraine oblige, il n'y a pas de formations russes pour le festival, et les rares solistes russes présents, tels Yulianna Avdeeva (pour les Ving-quatre Préludes) et Daniil Trifonov, font leur carrière en Occident. Et si les quatuors sont donnés par le Quatuor Danel, c'est en toute logique car ils dament le pion aux formations russes. Pour ce cinquantenaire de la mort de Chostakovitch, tout a changé pour que rien ne change : les blocs géopolitiques de l'Ouest et de l'Est s'opposent aujourd'hui comme alors, des populations souffrent de manière inimaginable sous les coups de dirigeants cyniques de tous bords. Si Chostakovitch revenait, il ne serait pas si dépaysé, lui dont la musique et le combat humaniste sont à la fois intimement mêlés à l'Histoire et à la géopolitique de son temps, et ont décidément une portée universelle.

Les deux concerts donnés les 28 et 29 mai 2025 par ont offert un panorama saisissant sur une quarantaine d'années de création musicale et des combats du compositeur.

Concerto pour violon n°2 et Symphonie n°13 Babi Yar par le Gewandhaus

Concentrons-nous sur ce moment essentiel du concert du mercredi 28 mai. La scène se passe à Leipzig, ville intensément musicale depuis Bach, Schumann et Mendelssohn, et qui a accueilli Chostakovitch en 1950 pour le bicentenaire de la mort du Kantor, et où Kurt Masur a donné la première intégrale de ses symphonies en concert, dès 1978. Nous sommes au Gewandhaus, salle au style brutaliste et à l'acoustique fine de la fin des années 1970, une reconstruction du temps de l'ex-RDA après les destructions des bombardements alliés de la Seconde Guerre mondiale. Ce nouveau Gewandhaus n'avait pas 10 ans quand il a vu se tenir devant lui la première grande manifestation populaire en octobre 1989, qui allait aboutir un mois plus tard à la chute du mur de Berlin, la réunification et peu après à la chute de l'Union soviétique. Avec 70 000 manifestants réunis sur la place contre le Parti communiste d'Allemagne de l'Est, la répression aurait pu et dû être terrible, mais des voix dont celle du Gewandhaus Kapellmeister Kurt Masur s'élevèrent dans un appel à la non-violence, appel qui – fait rare – fut entendu. C'est dans cette salle et cette ville de culture, dans cette ville bombardée et reconstruite, dans cette Allemagne réunifiée et qui s'apprête à se réarmer face à la Russie, qu'un chœur d'hommes et un soliste germaniques lancent farouchement à un public dont la plus grande part a bien connu la férule soviétique, cette affirmation en forme de défi et qui conclut le premier mouvement Babi Yar de la Symphonie n°13 (1962) : « Et c'est pourquoi je suis un vrai Russe ! ».

À ce geste de défi, à ce climax musical péremptoire, le public de Leipzig répond par un silence de cathédrale, humaniste. Ce silence à couper le souffle, le public le renouvelle à deux reprises encore, d'abord après la conclusion du deuxième mouvement « Humour », et au terme de la symphonie. Andris Nelsons fait garder à tous un silence recueilli si long qu'il est une forme d'éternité, avant de joindre les mains comme une prière, et qu'une ovation debout bien méritée salue l'interprétation.

Dans Babi Yar, culmination du combat humaniste, chaque mouvement touche juste et fort. On a souvent glosé – et à juste titre – sur l'opposition entre les versions russes, âpres et authentiques, et les versions occidentales, plus lisses et extérieures. À Leipzig, Nelsons le Letton réalise un équilibre remarquable. Oui, il commence Babi Yar dans une forme de douceur qui fait craindre une interprétation distanciée. Mais c'est pour mieux lancer ses troupes à l'assaut de cet Himalaya émotionnel. La basse autrichienne est réputée pour ses interprétations wagnériennes. S'il ne manque pas de puissance, il n'a pas l'imprécation à la russe, mais il teinte son chant d'une tonalité religieuse de circonstance dans la ville de Bach et de ses Passions et pour cette symphonie : la compassion et la spiritualité sont présentes pour la conclusion des premier (« Babi Yar ») et troisième mouvements « Au magasin ». Ce dernier célèbre le courage des femmes qui se battent pour trouver à manger pour leur famille. Dans ce mouvement, on ressent une forme de pitié se répandre sur toutes les femmes héroïques et négligées, par nappes, comme elle le ferait sur des morts. L'Orchestre du Gewandhaus et les chœurs d'hommes sont marmoréens et cinglants, d'une précision admirable jamais superficielle ni clinquante. Les deux premiers mouvements sont un choc, le premier par sa violence et sa hauteur morale et le second par sa gouaille populaire et sarcastique. Le climax de « Au Magasin » surprend, soudain c'est comme si la terre s'ouvrait et donnait à voir la souffrance à vif sous la désolation. Les deux derniers mouvements sont marqués par l'ambiguïté, entre espoirs fugaces, réminiscences de bonheur et finitude funèbre.

Le Concerto pour violon n°2, composé en 1967, ouvrait le concert avec la partenaire de longue date , avec laquelle Andris Nelsons a enregistré les deux concertos pour DG. Comme pour Babi Yar, c'est par la douceur que les interprètes entament l'œuvre, pour que nous entrions dans le cœur de la douloureuse psyché chostakovienne presque sans nous en apercevoir. Il y a de bonnes raisons pour expliquer que ce concerto soit resté dans l'ombre du premier, autrement plus lyrique et animé, cri de révolte contre le stalinisme. Ce second concerto est autrement plus secret et intime : c'est l'homme face à son passé et à sa propre mort dont il est désormais question. Le temps de la révolte est passé, on est dans l'introspection, le recueillement. Dans l'Adagio élégiaque central, la concentration d'écoute maximale du public répond à la symbiose entre la violoniste et le chef. Dans le dernier mouvement la cadence est rauque, les essais de danse sont rouillés, les vents sont coupants, les sonorités éloignées de toute « joliesse », et le final n'est pas une délivrance mais juste l'acmé de la même solitude effrayante. Tout Chostakovitch est là. ne gratifie pas le public d'un bis, et elle fait sans doute bien, il y a des musiques et des moments qui ne laissent de place que pour le silence.

Symphonies n°1 à 3 par l' 

Le lendemain 29 mai en matinée, Nelsons partage l'affiche avec , qui avait fait forte impression dans la Symphonie n°5, pour défendre les trois symphonies de jeunesse, composées avant ses 25 ans.

Andris Nelsons ouvre le concert avec les expérimentales et utopiques Symphonie n° 2 « À Octobre » et Symphonie n° 3 « le Premier mai ». Elles sont les plus rarement jouées de tout le corpus symphonique car elles ont un peu tout contre elles : leur thématique de célébration officielle et qui sonne déjà forcée du communisme soviétique, leur avant-gardisme stylistique qui n'est pas des plus confortables encore aujourd'hui, et le défi pratique de réunir les larges effectifs choraux et orchestraux qui sont requis. La Symphonie n°2 composée en 1927 avait porté initialement le titre « A Octobre – dédicace symphonique » , et ne rejoignit le corpus symphonique que plus tard, alors qu'elle était déjà tombée en disgrâce. Dissonante et sans thème distinctif, elle part dans tous les sens, de la modernité constructiviste représentée par la sirène au passé récent de la Symphonie n°1 et le chœur de la radio MDR la rattache aux grandes envolées d'avant-guerre telles celles d'un Gustav Mahler. L'ouverture où le son semble émerger du néant jusqu'à ce qu'une trompette transperce ce magma nébuleux comme un rai de lumière est superbement réalisée par les jeunes musiciens de l'Orchestre du Festival. Tout au plus ressent-on un singulier manque de conviction sur la déclamation finale du chœur « Le slogan pour les futures générations : Octobre, la Commune et Lénine ! ». On ne saurait leur en vouloir, Chostakovitch trouvait le poème « abominable »…

Autrement plus intéressante apparaît la Symphonie n° 3 de 1929, qui permet à Nelsons et ses musiciens de réaliser une démonstration d'orchestre et de nous faire entendre les prémisses de la Symphonie n° 4, dont elle partage les cavalcades, les changements de tempo, la virtuosité des cordes exposées à nu et les relais solistes. On retrouve la précision de la direction du chef, moult fois vantée, et les timbres d'acier qui ne sont ni clinquants ni rutilants. Le chœur final a des airs d'Hymne à la Joie et n'échappe pas à la grandiloquence, mais sans qu'on perde en clarté, ce qui est une prouesse. En tout cas, Nelsons fait la démonstration que cette symphonie mérite d'être réévaluée en tant que laboratoire du Chostakovitch de la première maturité.

L'attente était assez forte envers Anna Rakitinia asssurant la seconde partie de concert avec la très établie Symphonie n° 1 (1924-25), probablement trop, à la fougue maîtrisée. Le premier mouvement est bien en place mais sans unité entre les climax et les différentes sections, dans l'Allegro suivant les passages brillants sont réussis mais sans que les éléments disparates soient unifiés (c'est certes le plus difficile à faire, mais justement…). Les choses s'améliorent au fil de l'œuvre, avec une belle introduction du troisième mouvement par le hautbois, mais ce mouvement est moins contrasté et pose donc intrinsèquement moins de difficultés. Le dernier mouvement est lui convaincant, et on retrouve l'orchestre qu'on avait entendu avec Nelsons. La délicatesse des strates aériennes, la passion aux cordes, la brillance des emportements, le solo de timbales suivi en contraste par le solo du violoncelle qui humanise le propos, jusqu'à la dernière envolée et accélération ultime, tout y est.

Crédit photographique : Andris Nelsons au Festival Chostakovitch © Gert Mothes. ; © Julia Piven

Lire aussi :

Festival Chostakovitch à Leipzig : Andris Nelsons, toutes pour un, un pour toutes

(Visited 490 times, 1 visits today)
Partager