Avec son Concert de la Loge et les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, Julien Chauvin donne une version incisive de l'Iphigénie en Aulide de Gluck.
En 1773, Christoph-Willibad Gluck est déjà célèbre dans toute l'Europe, pour la qualité de sa musique, mais aussi et peut-être surtout pour son esprit de réforme. Il a déjà révolutionné l'art chorégraphique à Vienne en 1761 en inventant le genre du ballet d'action avec Don Juan ou le festin de pierre, puis en 1762, il réforme l'opéra seria italien avec Orfeo ed Euridice. C'est par l'intermédiaire de François-Louis Gand Le Blanc du Roullet, attaché de l'Ambassade de France à Vienne, qu'il décide d'écrire un opéra en français pour Paris sur un livret du même diplomate, faisant directement référence à la tragédie de Jean Racine de 1674, elle-même adaptée d'Euripide. Gluck fait ses débuts à Paris avec cet ouvrage en présence de la dauphine Marie-Antoinette, qui l'a connu et apprécié à Vienne. Non seulement l'œuvre remporte un succès éclatant, mais elle fait date et renouvelle la tragédie lyrique française en l'épurant de danses et divertissements et se recentre sur l'action en supprimant les airs spectaculaires chantés par des personnages allégoriques.
Dans une notice très synthétique, Benoît Dratwicki explique que Gluck prône l'abandon de l'aria da capo, rejette la virtuosité vocale et la liberté des chanteurs dans l'ornementation. Il privilégie une écriture syllabique et le chant déclamatoire afin de rendre le texte plus intelligible. Il déconseille les répétitions de texte dans les airs et les ensembles et estompe la distinction entre récitatifs et airs, au profit d'un discours continu, favorisant les récitatifs accompagnés plutôt que secs. Enfin, il suggère de lier l'ouverture au reste de l'ouvrage.
À la différence de l'ancienne tragédie lyrique du temps de Rameau, Gluck qui ne cache pas son admiration pour Lully, opte pour une efficacité dramatique avec une intrigue resserrée autour du seul sacrifice de la fille par le père. Avec un nombre restreint de personnages, le père Agamemnon, la mère Clytemnestre, la fille Iphigénie, son mari Achille et le grand prêtre Chalcas, qui synthétise l'ordre, le devoir, l'État et la religion. Cette concision permet une grande subtilité du livret dans la description des sentiments et les interactions entre les personnages. Le merveilleux mythologique disparait au profit du spectaculaire issu du pittoresque exotique ou historique.
L'ouvrage se maintient sur scène jusqu'en 1824, ce qui est une performance à une époque, qui a soif de nouveautés et où l'on apprécie essentiellement la musique du moment.
Richard Wagner devait en réaliser une version en 1847, jouée en Allemagne jusqu'en 1914. En revanche, cette Iphigénie ne sera guère jouée au XXe siècle, au contraire de l'Iphigénie en Tauride. Toutefois, dans le dernier quart du XXe siècle, l'œuvre jouit à nouveau d'un intérêt artistique et public. Mais pour un ouvrage novateur, qui eut un tel rayonnement à sa création, il est étonnant qu'il ne s'agisse que de la seconde version discographique et la première sur instruments anciens, plus de trente ans après une première tentative réussie de John Eliot Gardiner en 1987 (avec l'Orchestre de l'Opéra de Lyon chez Erato), lequel avait opté pour la version révisée de 1775.
Se basant sur les manuscrits établis pour l'édition de 1774, Julien Chauvin et Benoît Dratwicki ont choisi de garder le minimum de danses, que Gluck qui ne les avait pas prévues, fut contraint d'ajouter et de clore l'ouvrage immédiatement après le dernier chœur. Ils entendent ainsi préserver la concentration dramatique et l'efficacité du discours.
Judith van Wanroij campe une Iphigénie juvénile, consciente de son sort, d'une lucidité bouleversante, qui se surpasse dans l'acte III. Cyrille Dubois est un Achille certes bouillant, mais plus nuancé qu'un guerrier brutal et plein d'attention à l'égard de sa promise. Le Calchas de Jean-Sébastien Bou est parfait dans l'aveuglement fanatique d'un prêtre interprétant à sa façon les volontés divines. Déchiré entre l'amour paternel et son devoir de roi pieux, l'Agamemnon de Tassis Christoyannis montre une belle sensibilité quelque peu surprenante pour la majesté du roi des rois grecs. Petite déception avec la Clytemnestre de Stéphanie d´Oustrac, qui ne fait pas oublier la toute jeune Anne-Sofie von Otter de 1987. Les « petits » rôles tenus par David Witczak, Anne Sophie Petit, et Marine Lafdal-Franc sont loin de démériter.
Dirigés par Fabien Armengaud, les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles sont tout à leur affaire. L'orchestre montre de belles couleurs avec des inflexions marquées quand la direction vive et nerveuse de Julien Chauvin, qui adopte des tempos rapides et marqués, comme à son habitude, fait preuve d'un lyrisme appréciable dans cet ouvrage « révolutionnaire » trop oublié.
En présence de seulement deux versions, la tentation est grande de les comparer, mais chacune possède ses atouts et ses faiblesses. On apprécie toutefois la vitalité et l'enthousiasme de chacune des équipes à trente-cinq ans d'écart.