Le pianiste Jan Lisiecki a donné un récital au Théâtre des Champs-Élysées intitulé « Prélude aux Préludes »… un programme-concept qui ne manque pas d'interloquer.
Le Prélude non mesuré de Louis Couperin ou de Jean-Philippe Rameau, et celui, mesuré et décliné dans les 24 tonalités de Jean-Sébastien Bach remplissaient leur office, à savoir préluder. Le premier à une suite de danses, le second à une fugue. Mais Chopin, quelques lustres plus tard, explorant lui aussi toutes les tonalités, fait du prélude un genre… qui ne prélude à rien. Jan Lisiecki a jeté son dévolu sur celui-ci, proposant au concert (et au disque chez DG) une heure trente de préludes, soit quarante en tout, à l'exclusion de tout autre genre, de tout autre format que celui bref, ramassé qui le caractérise. Que laisse entendre le titre qu'il donne à son programme : « Prélude aux Préludes » ? Serait-ce comme il l'écrit dans sa note d'intention, le désir de « regarder toujours vers l'avant, porté par l'idée d'anticiper la suite (…), un prélude préparant ce qui va suivre, installant (…) une attente » ? Chaque prélude préludant ainsi à un prélude, qui prélude à un prélude… et ainsi de suite ! Jusqu'où ? Telle est la question car à force de préluder, rien n'arrive. À moins que le chapelet de seize préludes de la première partie ne prélude en fait à l'op. 28 de Chopin, joué en seconde partie, qui, lui, forme un tout indissociable. Mais encore faut-il savoir tracer la grande arche de cette œuvre, trouver le rapport organique qui relie les Préludes entre eux au-delà de l'ordre des quintes dans lequel ils se succèdent, et habiter les brefs silences qui les séparent. Las, cela fait défaut dans l'interprétation de Lisiecki. Nous y reviendrons.
Parlons de cette première partie. Seize préludes. Soit. On se dit qu'un lien entre ceux-ci, invisible au demeurant, va nous être dévoilé. Qu'un chemin va être tracé. Que l'interprète va nous emmener avec lui sur ce chemin. Mais au fil du déroulé du programme, on ne comprend pas…le pianiste commence avec le quinzième Prélude (joué donc deux fois ! ) des 24 Préludes op.28 de Frédéric Chopin, lui donnant un caractère intimiste dans lequel on ne rentre pas vraiment, à vrai dire morne, le chant du début restant assez plat. Il y a pourtant des dynamiques, mais la couleur sonore n'y est pas, et cela est flagrant dans le passage par enharmonie dans la tonalité mineure centrale qui appelle plus de noirceur. Après le Prélude en la bémol majeur (op. posthume) de ce même compositeur, le Prélude n°1 en do majeur du livre 1 du Clavier bien tempéré de Bach (joué sans sa fugue !) surprend : une main droite sur-articulée sur une basse qui passe quasiment à la trappe donne une impression de motorisme étrange, accentué par des nuances intempestives plus que graduelles. On ne détaillera pas tous les préludes qui suivent, passant à Rachmaninov, Szymanowski, Messiaen, à nouveau Chopin, à nouveau Rachmaninov, Górecki, à nouveau Bach (do mineur, toujours sans la fugue), pour finir avec le n° 5 de l'op. 23 de Rachmaninov. Un ordre dont les relations (outre celles de tonalités) nous échappent, si ce n'est qu'après la touche volontairement intimiste, voire rêveuse des premiers joués, survient à partir du fameux Prélude en do dièse mineur op.3 n°2 de Sergueï Rachmaninov, un jeu plus frontal, vertical, agressant souvent l'oreille dans les forte et fortissimo qui manquent d'ampleur. Cela tape et sonne étroit. Le pianiste a des doigts comme on dit, une mécanique digitale qui fonctionne, ce qui est loin d'être un défaut notamment dans les Préludes virtuoses de Henryk Górecki, mais n'utilise manifestement pas le poids nécessaire et le son en pâtit. On aurait aussi aimé entendre davantage les basses dans ceux de Karol Szymanowski. Davantage de phrasé, de legato aussi, un peu partout. Au cœur de cela cependant, se niche une agréable oasis sonore avec trois des Préludes d'Olivier Messiaen (La Colombe, Chant d'extase dans un paysage triste, Le Nombre léger) joués avec poésie et grande délicatesse, et offrant de jolis plans.
Quant à l'interprétation des 24 Préludes de Chopin, elle laisse perplexe dès le début. Lisiecki passe à côté de l'unique page du si vivant premier. Il faut y être dès les premières notes, c'est sa plus grande difficulté, mais on n'y trouve rien ni personne. Loin de nous tenir en haleine, il juxtapose ces Préludes sans les ouvrager de l'intérieur, sans vision, ni de chacun, ni du tout qu'ils forment. Là où nous attendons une construction, une lecture, une incarnation, un élan poétique, nous trouvons le morcellement et le prosaïsme. Et que dire de la sonorité, si peu cultivée. Le n°4 joué statique manque de ligne, tout comme la marche funèbre du n° 20. De la lenteur est rajoutée à la lenteur du n°6 qui n'avance pas, empesé. Mais pourquoi faut-il que le pianiste écrase ainsi les forte dans le n° 9 au lieu de lui donner sa largeur sonore, sa noblesse, et martèle le n° 12 ? Le n° 13, pris beaucoup trop vite, ne chante pas assez, ne respire pas, ne palpite pas, pas plus que le si admirable n° 17 qui ici n'est habité d'aucun transport, et dont les résonances des basses (que Maria João Pires fait si bien sonner !) sont noyées. Pas la fièvre attendue non plus dans le n° 14, juste un effet mécanique de motorisme. Où sont passés les éclairs du n° 16 sur le rythme propulseur de la main gauche ? Le n° 19, qui ne chante pas assez non plus, est joué comme une étude… qui ne serait pas de Chopin ! Si la grâce des n° 11 et 23 est sauve, le n° 24 souffre d'emblée d'une main gauche dont les cinq notes du motif caractéristique sont assénées une à une au lieu de participer d'un seul geste, d'un seul élan (on est loin du souffle passionné de Maurizio Pollini). Ce dernier prélude parachève hélas notre impression générale : Jan Lisiecki n'a manifestement pas encore trouvé le sésame pour accéder à ce trésor que constituent les 24 Préludes de Chopin.
Au-delà de l'interprétation, on est en droit de s'interroger sur le bien-fondé de beaucoup de ces programmes-concepts (ici quarante préludes… à quand les soixante codas ?) qui fleurissent au disque et sur scène : ils montrent leurs limites, touchant comme ici au sens même des œuvres.
Crédit photographique : © Stefano Galuzzi
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