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Job, le procès de Dieu à Genève : non-lieu

Monté avec beaucoup de soin à La Cité Bleue, Job, le procès de Dieu de pose beaucoup de questions.

Pour son premier opéra, a vu grand. Motivé par un désir légitime de questionner la place du mal dans le monde, il entremêle le destin biblique de Job (Qu'ai-je fait pour mériter ça ? adressé par un homme dévasté au Dieu qui lui inflige les pires souffrances sans tenir compte de son indéfectible fidélité), le destin de l'Arménie, et, partant, celui de notre monde contemporain. Bouleversé comme nombre de ses congénères (la violoniste Chouchane Siranossian, muse au départ du projet, mais aussi le Directeur général et artistique de La Cité Bleue, Leonardo García Alarcón) par les événements survenus en 2020 dans le Haut-Karabagh, comme par les guerres qui ne cessent de ronger l'humanité, le compositeur reprend, pour Job, le procès de Dieu, nombre de fragments tirés de l'ouvrage qu'il a déjà consacré en 2022 à la tragédie arménienne : Chant d'Artsakh.

Le livret de , passé au tamis de plus d'une trentaine de versions, s'avère à l'arrivée d'une lisibilité toute relative. Dialogues entre Dieu et Satan, entre Job et ses « amis », entre Job et Dieu, allusions façon chaîne d'information en continu quant à ce qui se joue dans l'Arménie en guerre : on comprend néanmoins que créateur et créature se renvoient comme une patate chaude la création du mal. Plutôt que l'accusation qui pourrait facilement accabler la responsabilité d'un Créateur qui, s'il est vraiment tout puissant, doit avoir créé le mal comme il a créé le monde, Michel Petrossian plaide le non-lieu.

Après un prologue d'ambiance, la musique se déploie vraiment, riche en couleurs de toutes sortes comme de tous horizons. Les sons dépaysants (théorbe, guitare, cornet, accordéon, qanoun…) qui montent de la fosse sont d'un abord séduisant avant de céder à la tentation d'une écriture plus tendue, qui exige de l'auditeur une oreille très attentive. Le procédé se renouvelant quasiment à l'orée de chaque tableau de Job, le procès de Dieu, s'offre une énième occasion d'interroger la nécessité, dans un aujourd'hui enfin affranchi des diktats, d'une écriture qui ne prenne pas davantage en compte la notion de plaisir musical. Surtout qu'en l'occurrence, au contraire de celles qu'il avait composée pour En fanfare et pour les films de Robert Guédiguian, la partition de Petrossian, malgré la séduction de son triple instrumentarium (contemporain, traditionnel, baroque), malgré « l'impureté » (dit-il) de quelques pas de côté (une allusion à Brigitte Bardog – sic! -, un morceau punk soudain sonorisé), malgré son art du clin d'œil (Le Carnaval des animaux), loin d'arrondir les angles de son livret, en renforce l'opacité.

La mise en scène d' ne peut dès lors qu'errer elle aussi dans ce no man's land sémantique, ce que font aussi les huit chanteurs engagés dans l'aventure, forcés d'habiter comme ils le peuvent le très beau décor d'Andréa Baglione : une sorte de ruban de Moebius arraché à une Terre cuite et recuite, noyé dans le cosmos d'une pénombre traversée de fragrances lumineuses, et surlignée au moment des infos d'un fascinant rai lumineux. Quelques très belles images (une femme sous une vraie pluie, un regard d'enfant posé sur Job) ne suffisent cependant pas, la direction d'acteurs s'adonnant à de trop prosaïques déambulations sur les courbes d'un plateau qu'on ne se lasse pourtant pas d'admirer. Peu avant le retour aux sources final autour de l'évocation du Mont Ararat, le jeu d'orgue dessine ce qui pourrait apparaître comme un signe d'espoir sur cette Terre calcinée sur laquelle volettent encore quelques sacs plastiques.

Ne quittant jamais la scène, le ténor est un Job totalement investi, quelle que soit la gestique à laquelle il est contraint (jeu énigmatique avec son maillot, station sous une bâche translucide…). La projection est puissante, la vocalité solaire, l'articulation précise. Autour de lui se détachent l'alto de , aussi sépulcral que celui de , le soprano stratosphérique et souriant de . Irréprochables prestations du baryton , de la basse . Tous se joignent au chœur (, Marie-Juliette Ghazaian, ) pour des numéros qui sont le meilleur d'une partition exigeante qui donne le sentiment que les chanteurs chantent « au ralenti ». Tous, orchestre compris (des membres de , de l'), sont dirigés avec un idéal sens analytique par .

Dernier acteur, et pas des moindres, de la création léchée de Job, le procès de Dieu : le son. Questionné à chaque spectacle par la haute technologie de La Cité Bleue (dont 154 haut-parleurs), il atteint ici des sommets dans cet opéra où quelques phrases déchirantes finissent par traverser l'écran de l'hermétisme: « Mon père pleurait en mourant, car il n'a pas pu clôturer la guerre. Et la seule chose que je regrette, c'est de ne pas avoir pu régler cette question et de la transmettre à mon propre fils. »

Pléthore de talents donc pour Job, le procès de Dieu, rêvé en « opéra-monde » par son auteur qui confesse l'avoir destiné, non à une élite, mais à des gens « extérieurs au club ». Dans une époque que le compositeur décrit en déficit de repères politiques et religieux, on doute de l'universalité ainsi revendiquée d'un opéra qui a contrario n'est pas tout à fait l'ambassadeur rêvé de la cause qu'il souhaitait tant défendre à la face du monde.

Crédit photographique : © Giulia Charbit

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