- ResMusica - https://www.resmusica.com -

À Genève, La Traviata dénaturée

Pour son dernier spectacle de la saison, le Grand Théâtre de Genève impose une Traviata de traficotée de toute part par une mise en scène irrespectueuse de l'œuvre verdienne.

Il n'y a rien à retenir de cette production de La Traviata de , ultime spectacle de la saison du Grand Théâtre de Genève. Rien, sauf peut-être l'influence d'Aviel Cahn sur la metteuse en scène , le directeur du Grand Théâtre de Genève lui ayant demandé de « réinterpréter » La Traviata de . Il ne voulait en aucun cas une Traviata classique. Là, nous sommes servis. De mémoire de critique, c'est le pire spectacle jamais présenté sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Honteux, sordide, choquant, indécent et déconcertant étaient les quelques adjectifs qu'on pouvait entendre parmi les spectateurs à l'issue du spectacle copieusement hué au moment des saluts. Le vocabulaire reste bien timide pour décrire ce fiasco lyrique.

Depuis quelques années, la mode à l'opéra, et le Grand Théâtre de Genève ne fait pas exception quand il ne devance pas ses concurrents en la matière, c'est d'utiliser une œuvre existante et d'offrir, quand ce n'est pas d'imposer, au metteur en scène le soin de raconter toute autre chose que ce que l'œuvre originale raconte. Nos lignes se sont élevées sur ce point quand, lors de la saison dernière, nous avons assisté à La clémence de Titus, à Salomé, ou encore à Didon et Enée. On imaginait bien qu'un opéra aussi connu, aussi populaire que La Traviata nous réserverait quelques surprises scéniques. Mais peut-être pas à ce point-là.

La Traviata de Giuseppe Verdi n'est pas une bluette. C'est un drame. Celui d'une femme qui renonce à son amour pour le respect des convenances. Elle en mourra. Aujourd'hui, dans le monde de l'opéra, du théâtre, pour être à la page, le sentiment amoureux se doit d'être ringardisé. Alors avec un opéra comme La Traviata, c'est du pain béni pour certains metteurs en scène. Alors on triture les œuvres : on taille ici, on ajoute là. Ainsi, dans cette production, peu importe le livret de Francesco Maria Piave et les séquences musicales écrites par Verdi, on commence par la fin avec le deuxième couplet de l'air « Addio del passato » qu'entonne la doublure chantante du rôle-titre. Un air sublimement interprété par la soprano à la voix d'une beauté infinie et aux couleurs ombrées du plus bel effet. Nous y reviendrons.

Ainsi, la metteuse en scène imagine montrer cet opéra avec des flash-back de la vie de Violetta. Sauf que ce n'est pas ainsi que Giuseppe Verdi a conçu son opéra. Si le flash-back peut fonctionner au cinéma ou dans la littérature, cela ne marche absolument pas à l'opéra. Malheur au spectateur qui ne connaîtrait pas parfaitement cet opéra de Verdi, il sortira du Grand Théâtre de Genève sans avoir rien compris à l'intrigue.


Si encore cette « réécriture » musicale s'arrêtait là, mais une partie de la musique est, pour une raison obscure, subitement interrompue dans la fosse de l'orchestre pour être diffusée, depuis le haut-parleur d'un enregistreur posé sur une estrade du décor. Et tant qu'on y est, pourquoi ne pas reprendre par deux fois, voire trois fois quand il est susurré dans un micro par la Traviata-enfant, le célèbre Brindisi.

Dans le hall d'entrée du Grand Théâtre de Genève, un louable avertissement nous informe que « le spectacle contient des images fortes liées aux thématiques de la maladie et de la mort pouvant impressionner des jeunes spectateurs ». L'actualité, la télévision, les réseaux sociaux ont depuis longtemps tanné l'esprit des gens sur les « images fortes qui pourraient impressionner les jeunes spectateurs ». Toutefois n'est-il pas pire ignominie que de montrer une enfant d'une douzaine d'années, une des trois Traviata-doubles de cette production, arborant un écriteau « A vendre » autour du cou ? Certes nous sommes au théâtre, mais quelle impression imprime-t-on à une enfant de cet âge en la montrant ainsi et en la faisant déambuler dans une morgue, avec cadavres et cercueils pour tout décor ambiant de cette production ? Sordide.

Après les échelles, les roulottes, les néons, les chaises qui ont fait les beaux jours scéniques de maintes productions lyriques, la mode actuelle se veut d'avoir un double du personnage principal sur scène. Le Grand Théâtre de Genève ne voulant rester en-deçà de cette modernité s'offre pas moins de trois doubles de la Traviata. Une Traviata-enfant, une Traviata-dansante et une Traviata-chantante. La première n'a d'enfant que l'âge et la taille car son rôle se borne à entrer ou sortir de scène, à se planter de face ou de dos, et à lire (en français dans un micro qui mériterait d'être mieux amplifié) la lettre du père d'Alfredo Germont à Violetta. La seconde () impressionne en se déglinguant, se tortillant, se désarticulant, se disloquant à l'envi d'un coin à l'autre du plateau pour nous abreuver jusqu'à l'excès des douleurs physiques de Violetta. La troisième () chante quelques phrases volées à la partition du rôle-titre sans qu'on saisisse vraiment la raison profonde de ce personnage. Fût-elle la doublure possible d'un hypothétique rôle-titre défaillant que cette possibilité n'aurait été que bienvenue tant la voix de la soprano italienne s'inscrit dans l'esprit de l'héroïne de Verdi. L'étendue vocale, la chaleur des graves, la beauté du médium et la finesse des aigus s'allient à un legato parfait pour offrir les seuls moments d'émotions réels de cette production.

Deux distributions différentes des rôles principaux se partagent les huit représentations au programme. Pour la Première, la soprano arménienne (Violetta) assure le rôle-titre avec aplomb quand bien même elle ne semble pas totalement à l'aise dans le registre des aigus qu'elle tend à serrer. Il faut cependant être d'un autre niveau vocal et artistique que celui de pour que, debout sur une chaise, elle nous fasse croire à son amour pour son amant planté à dix mètres d'elle quand elle lui lance le déchirant « Amami, Alfredo ! » À sa décharge, il est probable que les contraintes de la mise en scène, la discontinuité des scènes par rapport à l'œuvre originale l'ont empêchée de donner l'entièreté de son talent comme nous avions pu l'apprécier dans son interprétation de La Juive de Meyerbeer, en septembre 2022. Le lendemain de la Première, c'est la soprano qui s'attaquait au rôle de Violetta. Dans cette prise de rôle, si la soprano a montré quelques légères indélicatesses avec le diapason, elle a surtout exposé ses limites physiques, terminant sa prestation avec une voix dont la puissance allait s'amenuisant. Malgré le charme de son instrument vocal au demeurant très intéressant, chargé d'harmoniques, la soprano doit encore travailler le rôle afin d'en affiner la diction sinon la profondeur.

À leur donner la réplique, le ténor italien (Alfredo Germont) tient son rôle sans problème majeur. Tout juste si nous notons sa tendance à tout chanter forte, gommant ainsi le legato nécessaire au personnage amoureux. Son « Dei miei bollenti spiriti » chanté sous une pluie soudain tombant des cintres (encore un effet de la mode actuelle), souligne cette certaine absence de phrasé, de lyrisme. De son côté, le ténor (Alfredo Germont) de la deuxième distribution ne convainc pas plus que son collègue. Tout comme la Violetta de , en délicatesse avec le diapason, il termine sa prestation avec peine, la voix s'éteignant peu à peu.


Le baryton (Giorgio Germont) apparaît comme un soleil. Doté d'une voix au timbre d'une grande noblesse, sa prestation retient l'attention. Son « Di Provenza il mare » est enlevé sans excès de manche, avec la simplicité évidente des grands chanteurs. Au lendemain, c'est son aîné de presque 20 ans, qui prend la relève du rôle. Si les aigus sont plus courts, l'émission un peu plus dure que celle de son collègue, le baryton grec reste d'une solidité vocale à toute épreuve. Des rôles de comprimari, se distingue le baryton-basse (le baron Douphol) à qui nous dédierons un accessit.

La direction d'acteurs se limite aux déplacements des « doubles de Traviata » d'un bord à l'autre de la scène qui parasitent le spectacle au point de ne plus savoir qui chante. Et comment ne pas s'interroger devant le grotesque de certaines scènes imaginées par , dont l'expérience lyrique ne fait à ce jour état que d'une seule mise en scène d'opéra depuis 2018, à l'Opéra des Flandres : Le Joueur de Prokoviev ? Voyez son Giorgio Germont faisant ligoter son Alfredo de fils sur une chaise avec du ruban adhésif et lui collant un bâillon sur la bouche pour qu'il puisse en toute quiétude le sermonner dans son « Di Provenza il mare » ; ajoutant au piquant de cette scène, on remplit l'espace avec, sur une estrade, le ballet stéréotypé de quatre croque-morts dansant au rythme de la musique. Passons sur l'arrosage d'hémoglobine soudainement versé par le père Germont sur la tête de sa fille, personnage que la metteuse en scène se croit obligée de montrer, la scène des cartes où Alfredo Germont gagnant au jeu jette avec dédain ses gains à la tête de Violetta, qui est remplacée ici par un combat de boxe. De chaque côté du ring improvisé, le vêtu de costumes ridicules, sans relation ni avec l'intrigue, ni le lieu ou l'intention scénique, braille comme jamais les chœurs des bohémiennes et celui des matadors.

Dans la fosse, l'Orchestre de la Suisse Romande s'applique à offrir l'admirable musique de Giuseppe Verdi sans autre volonté de bien faire comme semble l'imposer la direction parfois emphatique mais joliment musicale de .

Crédit photographique : GTG © Carole Parodi

(Visited 5 671 times, 2 visits today)
Partager