1925-2025 : centenaire oblige pour le festival Messiaen et son directeur Bruno Messina qui dresse un face à face passionnant entre deux figures éminentes autant que dominantes de la génération 25 : Boulez et Berio.
Trois B dans un même élan
Chemise bleu-ciel et baskets blanches, les Diotima ont revêtu leur tenue d'été pour les deux concerts qu'ils donnent dans l'église de La Grave, deux soirées où ils confrontent les quatuors à cordes des deux géants du XXème siècle aux derniers opus de Beethoven, relus à la lumière des manuscrits du maître viennois.
Ils débutent la deuxième soirée avec Glosse (1997), le cinquième et dernier quatuor à cordes de l'Italien, un bijou de huit minutes où la virtuosité du geste instrumental engendre autant de matières contrastantes – lisse, hérissée, étendue, resserrée, compacte ou transparente – qui dessinent la dramaturgie sonore. Le son s'incarne et des personnages se profilent dans l'interprétation spectaculaire des Diotima laissant advenir l'essentielle théâtralité de cette musique.
L'approche est plus structurelle, la combinatoire plus élaborée et le rendu sonore plus abstrait dans le Livre pour quatuor (1948), une œuvre de jeunesse (restée inachevée) que Boulez a révisée en 2012 pour et avec les Diotima. Après les deux premiers « feuillets » joués la veille, les interprètes ont choisi les parties III et V du « Livre », toutes aussi radicales dans l'agencement sériel mais laissant percevoir un travail sur la matière qui réintroduit le vibrato, de longues tenues en trémolo (les « cantus firmus » du III) voire un certain lyrisme sous les archets, dans un espace moins éclaté : « souple, flexible », note Boulez dans le III. Entre tension, silence et ruptures abruptes, les interprètes élaborent un parcours qui fait sens et maintient notre écoute en alerte. La synergie et l'élégance du geste font merveille chez des musiciens qui donnent à l'écriture du jeune Boulez son plein rayonnement sonore.
Un entracte est nécessaire avant d'aborder l'opus 130 de Beethoven (1825), quatuor à cordes en six mouvements (placé après le 12ᵉ bien qu'il soit chronologiquement postérieur au 15ᵉ) couronné, dans sa version originelle, de la Grande fugue opus 133. C'est ce final halluciné – refusé par l'éditeur – qu'ont choisi de jouer les Diotima, restitué au plus près des intentions du compositeur. Quelques minutes suffisent pour rendre apparent le lien entre Beethoven et Boulez : même radicalité dans la conduite du discours et les contrastes ménagés dans l'écriture (entre l'Adagio introductif et les traits incisifs du début de l'Allegro) ; même sensation d'énergie pure qui traverse le Presto pris à une vitesse extrême ; le ton viennois s'éloigne au profit d'une musique du geste, souvent stylisé, presque glissé dans le quatrième mouvement – Alla danza tedesca – où l'élégance du thème est abandonnée au profit de l'énergie du son et d'une accentuation quasi systématique. La cavatine, joyau du quatuor et page introspective « creusée » jusqu'au tréfonds de l'expression, respecte à la lettre l'indication du tempo (lento ma non troppo) : une musique qui avance sous les archets des interprètes dont l'articulation et la ciselure du phrasé ravissent. La Grande fugue est quasi « attacca », lancée à une allure guerrière, au maximum de la dynamique, véritable machine de guerre que les interprètes vont traiter sans ménagement, dans l'offensive du son et la rigueur du contrepoint. La dimension est symphonique, l'équilibre des parties merveilleusement assurée, avec une qualité du timbre et un égal engagement dans le jeu des quatre musiciens qui portent le discours au sommet.
L'icône boulézienne
Le surlendemain, les six solistes de l'Ensemble Orchestral Contemporain (EOC) et la mezzo-soprano Salomé Haller sous la direction de Bruno Mantovani ont mis à l'affiche Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, une œuvre créée en 1955 à Baden-Baden et reprise en 1956 au Domaine musical sous la direction du compositeur. L'œuvre fondatrice et radicale, empruntant trois poèmes de René Char, est l'aboutissement d'une première période de recherche et d'expérimentation et certainement la plus célèbre du compositeur.
En préambule, c'est la Sequenza XI (1988) pour guitare de Luciano Berio qui sonne sous les doigts de Caroline Delume. La pièce est exigeante, d'une folle virtuosité, que l'interprète a mise à son répertoire depuis de longues années et dont elle livre une interprétation personnelle, dans l'articulation fluide des différents gestes et modes de jeu qui la composent : comme ce rasgueado musclé rappelant la guitare flamenca, ces hybridations de la corde résonnante avec la percussion sur le bois de la caisse ou encore la recherche obstinée de la texture polyphonique qui nourrit l'écriture de Berio; le jeu de Delume est gorgé d'énergie, qui célèbre la guitare dans toutes ses capacités résonnantes.
C'est la première fois que Le Marteau sans maître sonne dans l'église de La Grave. C'est également une prise de rôle, non pour le chef qui l'a plusieurs fois dirigé avec l'Ensemble intercontemporain, mais pour les solistes de l'EOC.
Avec sa verve inimitable, Bruno Mantovani – qui a été en résidence au festival Messiaen 2018 – se tourne vers le public pour présenter l'œuvre : une manière aussi habile qu'efficace de mettre en confiance ses musiciens autant que son auditoire. Revenant sur le dispositif atypique, il fait même toucher du doigt la complexité métrique de la partition et l'aspect discontinu de l'écriture (importance des silences d'articulation) avec exemples musicaux à l'appui.
La concentration est extrême au sein de l'ensemble instrumental et le jeu un rien tendu (Avant l'Artisanat furieux) qui va s'assouplir au fil des neuf numéros de la partition. Le flûtiste Fabrice Jünger est le plus sollicité, véritable agent de liaison au sein de l'ensemble ; on le sent de plus en plus à l'aise pour restituer l'arabesque boulézienne que des Flatterzunge ourlent parfois délicatement. L'acoustique de l'église, si favorable au piano, est sans doute un peu sèche pour l'alto comme pour la mezzo-soprano Salomé Haller dont les aigus tendus sont souvent par trop agressifs. Pour autant, rompue à l'écriture boulézienne (elle a chanté l'œuvre près d'une dizaine de fois), elle navigue avec assurance entre parlando, Sprechgesang et longues vocalises.
Impliqué dans la combinatoire rythmique comme dans la « mélodie de timbres », Claudio Bettinelli fait valoir le timbre de ses petites percussions, cymbalettes, triangle, maracas ou claves, selon la configuration instrumentale qui change à chaque séquence. Vibraphone (Roméo Monteiro) et xylorimba (Yi-Hsuan Chen), regardant vers les instruments « exotiques » (gamelan et balafon), ne sont pas moins actifs tout comme la guitare de Caroline Delume, souvent solidaire de l'alto de Perrine Guillemot. Tout est question d'équilibre des timbres et de fluidité des relais instrumentaux pour parvenir à ce continuum sonore et cette transparence que Boulez appelait de ses vœux. La responsabilité en incombe au chef sur le geste duquel s'appuie à chaque instant le jeu des instrumentistes. L'aisance déconcertante de Bruno Mantovani dans la direction d'une des partitions les plus complexes du répertoire du XXᵉ siècle force l'admiration !
Crédit photographique : © Bruno Moussier
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