À la fois au cœur et à l'écart du festival, les trois artistes trouvent un public enthousiaste et fidèle pour des moments littéraires et musicaux rares.
Le principe n'a pas changé depuis 2023 : un chanteur, un acteur, et un instrumentiste qui joue de divers clavicordes ou, comme ici, d'un piano carré (Tafelklavier), pour des soirées où le mot chanté alterne avec le mot parlé, devant un public que le faible volume sonore des instruments choisis réduit à 80 personnes. Le programme de ce soir avait déjà été donné plus ou moins à l'identique en 2024 : sa force est telle qu'on le revoit avec le plus vif plaisir.
Face aux lieder de Schubert, les trois complices placent des textes du XXe siècle, autour de l'exil des intellectuels allemands face au nazisme. Il ne s'agit donc pas d'échos directs entre musique et textes, comme ils avaient pu le faire dans une exquise soirée Mozart autour du clavicorde personnel de Mozart, sorti du musée pour l'occasion (un enregistrement récent en témoigne, sans textes parlés : Mozart's Clavichord, CD Alpha Classics). Le sens de la juxtaposition ne se dévoile que si on oublie les clichés romantiquesf sur Schubert, qui n'était certainement pas un aède innocent et coupé du monde qui l'entoure : son cercle d'amis, bien au contraire, était uni par son opposition au monde oppressif de la réaction qui suit la défaite napoléonienne sous la férule de Metternich, et l'assimilation du Wanderer schubertien aux exilés de 1933 n'est pas qu'une vision rétrospective, quand bien même les poètes de l'époque de Schubert ne pouvaient pas être aussi explicites que ces derniers. Le début du concert fait s'enchaîner deux Lieder très différents, Seligkeit composé par Schubert sur un texte vieux de plusieurs décennies, puis le crépusculaire Herbst (Automne). Le premier est à première vue inoffensif, même si l'idée d'un ailleurs est déjà présente ; le second ne laisse plus de place à l'espoir, à titre individuel comme à titre collectif – entre drames individuels et glaciation sociale et politique, il n'est souvent pas possible de faire la distinction chez Schubert et le cercle de ses amis.
Ces deux lieder si différents permettent aussi de faire connaissance avec l'instrument joué par Alexander Gergelyfi, ce piano carré de 1793, construit par la firme londonienne Bates & Sons, dont il varie le son en ouvrant ou en fermant le couvercle, parfois partiellement. Ce qu'il y a d'arcadien dans le premier lied se reflète presque naturellement dans les timbres délicats de l'instrument ; pour Herbst, dont l'accompagnement semble au contraire à la mesure des Steinway, on pourrait craindre un manque d'ampleur et de puissance. C'est tout le contraire : en renonçant au Cinemascope des pianos modernes, on gagne en transparence, et le paysage désolé que dessine le piano n'en apparaît que plus clairement, plus radicalement. L'intime est politique, pourrait-on dire : c'est vrai aussi bien de la partie musicale que de la partie littéraire de la soirée, qui évoque la tragédie collective par un regard souvent très personnel de la part des écrivains.
Voix et instrument, une expérience d'écoute
L'intime est d'autant plus politique que les systèmes répressifs en font souvent le seul refuge possible pour la liberté de pensée et de vie. Les salons de l'époque de Schubert ont ce rôle, et on n'y trouvait non seulement pas les grands Steinway d'aujourd'hui, mais le plus souvent pas non plus les instruments de pointe des meilleurs facteurs : on peut fort bien imaginer ce piano carré dans un salon bourgeois, loin du grand monde auquel Schubert n'appartenait pas. Le volume sonore de l'instrument n'est certes pas aussi ténu que celui des clavicordes utilisés pour les autres programmes de ces musiques nocturnes, mais l'attrait de cette formule pour Georg Nigl reste : on ne chante pas pour 80 spectateurs de la même façon que pour une grande salle, et il lui faut trouver une manière de faire passer les mots et les notes sans recourir à toute dimension habituelle de sa voix (et qui a déjà entendu des Lieder dans de trop petites salles sait à quel point le volume sonore peut atteindre des sommets malvenus). La proximité physique entre chanteur et spectateurs est plus proche d'un salon privé que d'une salle de concert, et Nigl sait trouver une douceur, une onctuosité de la voix qui lui permettent de se concentrer sur les mots. L'instrument choisi pour l'accompagner, naturellement, ne fait pas tout : Alexander Gergelyfi est un expert de ces instruments mal-aimés, écartés de la vie musicale avec le développement des concerts publics. Il ne cherche jamais à compenser ce qui pourrait sembler des faiblesses dans leur son : il assume les inégalités de timbre, les brusqueries de dynamique, la puissance forcément limitée pour les mettre au service de l'expression et de la rhétorique musicale. Ce dont il s'agit ici, c'est aussi, naturellement, de changer notre écoute : là où un Steinway s'impose à nous, l'auditeur doit ici lui-même aller chercher le son.
Au centre du programme, l'acteur August Diehl lit la lettre du poète Gottfried Benn aux émigrés, diffusée par la radio puis publiée par la presse nazie en mai 1933 : entre fantasme d'un homme nouveau, sauvetage de la race blanche et mépris pour les valeurs humaines, Benn y déploie tout un répertoire d'ignominie qui ne manque pas d'échos contemporains, moquant ceux qui ont fait le choix de fuir le nazisme. Cette image du mal est nécessaire pour mieux comprendre la terrible situation des exilés : face à ce sommet de l'infamie politique, les artistes placent la lettre de l'écrivain communiste Ernst Toller (connu surtout pour sa pièce Hop là ! Nous vivons) à Goebbels, satire à la fois impitoyable et clairvoyante, radicale et émouvante ; surtout, la soirée s'achève sur la lettre écrite par Stefan Zweig juste avant son suicide, si terriblement actuelle dans un monde où l'humanisme est volontiers raillé.
Crédits photographiques : © SF/Marco Borrelli
Lire aussi : Tous nos articles du Festival de Salzbourg