Dans le cadre sublime des ruines de Jumièges, Emmanuelle Bertrand au violoncelle et Pascal Amoyel au piano exaltent l'Amour sous toutes ses formes au travers d'un florilège d'œuvres de Clara et Robert Schumann, Franz Schubert, Ludwig van Beethoven, Jean Sibelius et Edvard Grieg.
Peut on rêver d'un écrin plus romantique que ces ruines iconiques de l'Abbaye de Jumièges, nimbées de la lumière dorée du soleil couchant ; ces « plus belles ruines de France » célébrées par Hugo, Lamartine, ou encore Romain Rolland qui leur consacra sa thèse. Impressionnants vestiges de la plus belle et de la plus imposante des trois abbayes romanes des boucles de la Seine qui abrita, nous dit-on, les amours de Charles VII et d'Agnès Sorel. C'est dans ce cadre emblématique et fortement inspirant du Romantisme que les Musicales de Normandie ont choisi de décliner ce récital vantant l'Amour sous toutes ses formes : hommage rendu à l'amour humain, mais également à celui de la Nature.
Accompagnés par le roucoulement de deux pigeons nichés au sommet de la tour lanterne surplombant à plus de quarante mètres la grande nef, Clara et Robert Schumann, couple mythique s'il en est, ouvrent le concert, témoignant de leurs amours contrariées par la mise en miroir de la Première Romance pour violoncelle et piano op. 22 de Clara à laquelle répond la Romance pour piano solo op. 28 de Robert. Deux pièces langoureusement méditatives et d'un lyrisme mélancolique où l'on s'amusera à retrouver le message d'amour codé dans le dialogue entre les deux pouces du pianiste séparés d'une tierce majeure ! Tierce reconnue comme étant la plus douce à l'oreille…
Johannes Brahms et Franz Schubert célèbrent ensuite leur amour de la musique, considérée par ces deux compositeurs comme un exil ou un refuge dans deux Lieder arrangés pour violoncelle et piano : « Wie Melodien zieht es mir » (comme des mélodies, cela m'entraine) sur un poème de Klaus Groth extrait des 5 Lieder op. 105, cycle composé par Brahms entre 1886 et 1888 et « An die Musik » de Schubert (1827) sur un poème de Von Schober, deux compositions dont Emmanuelle Bertrand et Pascal Amoyel livrent une interprétation empreinte de poésie portée par une parfaite symbiose entre les deux instruments : le jeu contenu du piano répondant au superbe legato du violoncelle.
Autre chant d'amour, celui adressé à la Nature cette fois-ci, avec l'Adagio de la Sonate n° 14 op. 22 dite « Au clair de lune » de Beethoven (1801) dédiée par le compositeur à son élève, Giulietta Guicciardi, dont Beethoven était amoureux (semble-t-il sans retour, d'où son caractère de marche funèbre intime ?) dont Pascal Amoyel offre une lecture d'une grande profondeur, à fort impact émotionnel, très intériorisée et chargée d'affliction, à laquelle réplique l'interprétation enthousiasmante d'Emmanuelle Bertrand du Lied « An den Mond » op.57 n° 3 (A la lune) de Schubert (1815) sur un texte de Goethe. Piano et violoncelle y entremêlent leur ligne dans une étreinte suave et symbiotique où le regard partagé compte autant que la note.
Tout autre climat, tragique celui-ci, celui de l'amour perdu, de l'amour exacerbé par la séparation exprimé dans Malinconia que Sibelius composa en 1901, après le décès de sa fille Kristi, âgée de deux ans, emportée par la typhoïde. Une pièce virtuose dont le lyrisme, la passion et la résignation s'accordent à la douleur du drame en s'appuyant sur un dialogue tendu, chaotique et parfois dissonant entre les deux instruments, superbement rendu, ici, par les deux musiciens.
Moins dramatiques, ce récital se conclut avec trois pièces d'Edvard Grieg, deux courtes pièces intimistes extraites des Pièces lyriques : « A tes pieds » et « Poème érotique » comme deux instants de vie dont Emmanuelle Bertrand et Pascal Amoyel offrent une vision d'une grande sensualité, avant d'interpréter la grande Sonate en la mineur op. 36 du compositeur norvégien. Une œuvre de grande ampleur, quasi orchestrale, très lyrique, composée en 1883, dédiée à son frère en signe de réconciliation. Elle se décline en trois mouvements : un Allegro agitato très équilibré et engagé entre les deux instruments, exalté par une grande connivence quasiment palpable ; un Andante au lyrisme tourmenté s'extériorisant dans un dialogue serré où l'on apprécie tout particulièrement le cantabile du violoncelle et la profondeur d'intonation ; un Finale, très rythmique, virtuose, jubilatoire aux allures populaires oscillant entre danse et confidence.
Alors que le Chant des oiseaux de Pablo Casals aurait sans doute été plus justifié, ce sont une berceuse de Brahms et les incontournables Vocalises de Rachmaninov, en guise de « bis », qui viennent clore en beauté ce récital.
Crédit photographique : © Ph. Matsas / Harmonia Mundi
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