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Emmanuel Eggermont dans les pas de Raimund Hogue

Qu'il s'agisse de All Over Nympheas, une pièce qui sera transmise cette saison au Ballet du Rhin ou de son prochain solo, Open my Chest and place our tomorrows inside, à découvrir au Théâtre du Point du Jour pendant la Biennale de danse de Lyon, le chorégraphe conjugue imaginaire raffiné et précision de l'écriture, à l'instar de son mentor Raimund Hogue, dont il fut longtemps l'interprète et dont il est aujourd'hui le légataire. Rencontre inspirée avec la personnalité chorégraphique de la saison 24-25, prix décerné par le Syndicat de la critique.

ResMusica : Quel est votre parcours de danseur, et comment êtes-vous devenu chorégraphe ?

: J'ai commencé la danse très jeune, vers 4 ou 5 ans, de manière assez naturelle. Une école de danse venait d'ouvrir à Toufflers, dans la banlieue de Lille, et mes parents ont soutenu mon envie de bouger. J'en voulais davantage, alors j'ai intégré le Ballet du Nord, dirigé à l'époque par Alfonso Cata, qui proposait une formation fantastique, avec de la danse contemporaine, de la danse de caractère… Cela m'a ouvert de nombreuses perspectives.

Parmi mes professeurs, il y avait un jeune enseignant qui débutait : Thomas Lebrun. C'est lui qui m'a conseillé d'entrer au CNDC d'Angers, où la création était très présente. Ce qui me motivait, c'étaient les ateliers et les workshops : j'avais besoin de modeler la danse, de travailler, de réfléchir le mouvement. J'y ai étudié de 1997 à 2000.

À cette époque, j'ai rencontré une chorégraphe espagnole, Carmen Werner, qui m'a invité à la rejoindre à Madrid, où nous avons beaucoup tourné. À Séoul, où j'animais une master class d'un mois, j'ai été fasciné par le pays, sa culture, et par ces danseurs sublimes, curieux d'autre chose. J'ai commencé à y donner des cours et à créer mes premières pièces. J'y suis resté presque deux ans, une période déterminante dans le début de mon parcours de chorégraphe.

À mon retour en France, j'avais envie de m'inscrire dans une démarche plus longue ; je me suis réinstallé à Lille. Deux ans plus tard, j'ai fondé ma compagnie, L'Anthracite. Entre-temps, j'ai rencontré et ce fut une rencontre bouleversante. Ce petit homme singulier dégageait un univers secret, tout en retenue. J'ai découvert que tout ce que j'avais envie de faire, j'avais le droit de le faire. Pour moi, c'était une révélation ! Peu après mon retour de Corée, j'ai appris qu'il cherchait à me contacter pour remplacer un danseur dans une pièce, Young People, Old Voices. Ce fut le début d'une collaboration de plus de 15 ans, jusqu'à son décès en 2021.

RM : A quelle période avez-vous créé votre compagnie, L'Anthracite ?

EE : Ma compagnie est née avec un premier solo, créé en 2007 pendant le festival Latitudes Contemporaines, à Lille. J'ai ensuite travaillé à Bruxelles, au lieu de recherche « L' », où il n'y avait aucune obligation de production, mais une grande liberté expérimentale. En six ans, j'y ai créé trois pièces, issues de ces recherches, dont certaines soutenues par le réseau des CDCN. Ce type de partenariat permet d'inscrire des relations de confiance et de long terme.

Aujourd'hui, la compagnie se structure autour de plusieurs axes : la création ; la recherche, avec « Les principes actifs », où j'invite d'autres artistes à expérimenter au studio ; et enfin, un travail autour des archives. Cela vient d'un projet marquant, Strange Fruit (2014), nourri par des documents historiques retrouvés à Montpellier sur les pendaisons publiques. Nous avons monté un projet collectif avec l'écrivain Jérôme Ferrari et la plasticienne Agnès Geoffray. L'idée, c'est de penser l'archive comme un processus dès la création. Nous avons ainsi réalisé un livre-vinyle, archive concrète que nous mettons à disposition du public, des bibliothèques ou des centres chorégraphiques.

Pour chaque pièce, nous imaginons un dispositif scénographique singulier qui permet d'ouvrir d'autres portes au spectateur, tout en gardant une exigence. Pour moi, les costumes ou la scénographie font déjà partie de la danse. Je les considère au même niveau que le mouvement, la lumière, la musique : tout le monde est au service de la pièce. Ma danse se pense un peu comme un plasticien penserait la matière. Je ne parle pas de phrases de mouvement, mais de textures. Mes pièces s'appuient sur un canevas dramaturgique structuré, dans lequel apparaissent des scènes, des matériaux dansés, dont je connais précisément la signification. Cette clarté du mouvement laisse une vraie liberté de jeu.

Je travaille depuis plusieurs années avec le compositeur , qui intervient dès le début de la création, ainsi qu'avec l'éclairagiste. La musique est un puissant vecteur d'émotion, tout comme l'humour, qui est pour moi une porte d'entrée vers des zones plus profondes.

RM : Vous avez été interprète de pendant quinze ans. Comment cette expérience vous a-t-elle constitué en tant qu'artiste ?

EE : J'ai énormément appris avec Raimund, qui avait été journaliste, dramaturge de Pina Bausch et était passionné de musique, avec une culture très vaste. Dans ses pièces, la musique venait en premier, c'était elle qui permettait de faire éclore le mouvement. Il nous transmettait aussi l'héritage de Pina Bausch, à travers son travail et ses anecdotes. Humainement, c'était quelqu'un d'exceptionnel. Nous étions des collaborateurs qu'il traitait avec beaucoup de respect et des rapports très ouverts et naturels. Il nous demandait toujours de faire ce que nous ressentions. Maria Callas était une de ses grandes sources d'inspiration. Il nous apprenait à écouter la musique, à en extraire les émotions les plus profondes pour trouver la justesse du mouvement. Ses pièces, comme les miennes, pouvaient contenir des gestes minimaux ou des fulgurances. Il nous disait toujours : « Suis ton propre chemin. »

RM : Votre dernier solo, About Love and Death, est un hommage à . Comment ce projet est-il né ? Et que signifie pour vous le fait d'être son légataire artistique ?

EE : Je suis le légataire de son œuvre pour la scène, mais il a aussi laissé des films et des écrits. Être légataire ne signifie pas chercher à savoir ce que Raimund aurait fait, mais plutôt : qu'est-ce que moi, je ferais aujourd'hui, à partir de ce que j'ai reçu de lui. Heureusement, plusieurs interprètes de la compagnie sont encore là : ils portent en eux cette qualité de présence que je veux préserver et transmettre.

Avec le soutien de Marie-Thérèse Allier à la Ménagerie de Verre, nous avons imaginé An Evening with Raimund, une grande pièce hommage, pour lui dire au revoir. Et nous avons réalisé que c'était aussi une façon de le présenter aux jeunes générations qui ne le connaissaient pas. Sentir que cela faisait encore sens nous a encouragés. Nous avons pu présenter la pièce à Montpellier Danse, à Porto, à New York, des lieux emblématiques de la carrière de Raimund Hogue… Mais pour moi, cela n'était pas suffisant.

C'est pourquoi, à la Maison de la danse de Lyon, je viens de créer un second volet : Simple Things, pour quatre interprètes, dans laquelle nous pouvons offrir des clés de lecture, notamment sur l'actualité, à partir de fragments, mais dans une forme réinventée. Raimund ne l'aurait jamais fait ainsi, mais moi, je peux me le permettre. Et ce n'était toujours pas suffisant… Certaines parties solos restaient inexplorées. C'est ainsi qu'est né About Love and Death, un solo composé à 80 % de matériaux inédits, et à 20 % de fragments originaux. Je n'ai aucun problème à parler de filiation. Être interprète et créer soi-même, ce n'est pas contradictoire. Déjà parce qu'on n'a pas le même corps, pas la même voix.

Ce solo clôt un triptyque de spectacle vivant, pour aller vers un large public, y compris professionnel, qui comprend que l'enjeu de la pièce est de faire entrer Raimund Hoghe dans l'histoire de la danse, par la scène, et pas seulement par les archives. La tournée prévue la saison prochaine autour de cette pièce est belle, et tant qu'on parle de Raimund, je suis heureux. Mais on oublie vite le vivant, c'est pourquoi nous travaillons aussi à une plateforme numérique pour valoriser ses archives.

RM : Vous allez transmettre cette saison All Over Nymphéas aux danseurs du Ballet du Rhin. Est-ce une première pour vous ?

EE : Oui, c'est la première fois qu'une de mes pièces entre au répertoire d'une autre compagnie. Ce projet s'inscrit dans une réflexion sur la durabilité du spectacle vivant. On parle souvent de l'impact écologique de la lumière ou des transports, mais rarement de la durabilité des idées. Avec le Covid, j'ai dû interrompre une pièce, Pólis, que j'ai ensuite recréée lors de ma résidence au CCN de Tours, en retravaillant tout le processus avec des chercheurs et des jeunes. Le résultat était magnifique.

All Over Nymphéas, qui tournait moins, avait encore des choses à dire. J'ai souhaité en proposer une version élargie, passant de 5 à 10 danseurs. Bruno Bouché l'avait vue au Festival d'Avignon et beaucoup aimée. Nous avons repris la pièce en profondeur, dans son intégralité : scénographie, costumes, mouvement. Je travaille sur le motif, comme principe pictural et comme moteur pour l'interprète. Peu importe que les danseurs soient issus d'un ballet. Dans mes pièces, les interprètes viennent souvent d'horizons diversifiés, avec des rapports très différents à la danse. La création est prévue à Colmar en novembre 2025, mais l'essentiel des répétitions s'est déroulé au printemps. Ce sera quelque chose de fort.

RM : Votre danse se distingue par sa précision, mais aussi par une attention portée aux objets symboliques. Comment articulez-vous ces deux dimensions ?

EE : Au départ d'une création, il y a souvent un objet, une matière, une idée, une référence visuelle… Je laisse les danseurs s'en emparer. Parfois, l'objet déclenche un mouvement. D'autres fois, il reste sans fonction dansée. Et parfois, mouvement et objet font corps. Je garde un objet s'il peut vivre plusieurs vies dans la pièce. Mais en règle générale, j'essaie d'en retirer. Certaines pièces sont plus épurées que d'autres. Comme pour la musique ou la lumière, il s'agit de trouver le bon équilibre. Je parle de « matière » parce que cela ouvre à une danse concrète, sensorielle, et qui propose des qualités plutôt que des intentions.
Pour expliquer ma danse aux danseurs, je prends souvent l'image d'un jeu de cartes : cœur, carreau, pique… Chaque figure amène une nuance. On tire une carte, un valet, une dame, et cela évoque des images, des imaginaires. Cela donne aussi au public une porte d'entrée.

RM : Quels sont vos autres projets pour la saison 2025-2026 ?

EE : Les 19 et 20 septembre 2025, je créerai un solo à la Biennale de Lyon, au Théâtre du Point du jour, intitulé Open my Chest and place our tomorrows inside, allusion au travail du plasticien américain Eric Stefanski. Ce projet est né lors d'un atelier à Tours, où j'ai lu un graffiti sur un mur : « La beauté sauvera le monde ». Je me suis dit qu'il y avait peut-être là un espoir et j'ai eu envie de sonder la jeunesse. Pendant un an, j'ai sillonné la France et rencontré plusieurs groupes de jeunes, non sensibilisés à la danse, âgés de 18 à 25 ans, dans les différents lieux partenaires du projet. Je leur ai parlé de mon métier et de la vie d'un théâtre, leur ai montré des images et je leur ai demandé de partager deux ou trois références importantes pour eux. Ensemble, nous avons créé une capsule temporelle numérique dans laquelle ils sont venus mettre leurs références.

En plus du compositeur , j'ai invité un jeune compositeur, Leisurely T. et un jeune scénographe, Paolo Morvan. Dans un travail complétement subjectif, je m'empare de ces références et j'essaie d'en révéler des teintes, comme une radiographie de cette jeunesse. Je ne les oblige pas à venir voir le spectacle, mais je leur enverrai un lien, qui sera aussi accessible au public, où je leur donnerai accès à l'ensemble des références partagées.

Crédits photographiques : Portrait © Jihyé Jung ; Emmanuel et Raimund Hogue © Rosa Frank ; About Love and Death © Rosa Frank ; All Over Nymphéas © Jihyé Jung ; Open my Chest and place our tomorrow inside © Jihyé Jung

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