Six pianistes ont été invités pour célébrer la 25e édition du festival qui précède cette année la saison parisienne de concerts : depuis la très jeune Arielle Beck jusqu'à Philippe Bianconi.
Le Festival Les Solistes à l'Orangerie d'Auteuil offre une respiration bienvenue à l'orée de la rentrée. Trois jours, à raison de deux récitals quotidiens, apportent un surcroît de beauté à ce cadre de verdure des jardins d'Auteuil et de leurs serres, autant par la qualité des programmes proposés par les artistes que par l'éventail de leurs personnalités. L'esprit et la marque de fabrique restent les mêmes depuis 25 ans, chaque récital incluant une œuvre de compositeur contemporain (ou quasi), voire une création. La liste de leurs auteurs publiée dans le livre-programme est impressionnante : depuis 2000 on en compte près de cent vingt, c'est dire l'importance de la démarche d'Anne-Marie Reby, directrice artistique du festival, en faveur de la musique d'aujourd'hui. Cette année figuraient donc parmi les compositrices et compositeurs interprétés Éric Tanguy, Bruno Mantovani, Pierre Boulez, Wolfgang Rihm, Camille Pépin, et la pianiste Arielle Beck qui a interprété ses propres variations sur un thème de Robert Schumann.
C'est cette jeune musicienne qui du haut de ses seize ans ouvre le festival. Lorsqu'elle approche le piano, sa silhouette de brindille ne laisse rien présumer de ce que l'on va entendre : tout impressionne, à commencer par le son et sa qualité, sa chaleureuse rondeur que l'on remarque dès les premières mesures de la Sonate n°1 en fa dièse mineur op. 11 de Robert Schumann. Encore élève de Claire Désert au CNSMDP, elle s'empare de cette œuvre avec une maturité, une profondeur, une densité expressive qui forcent d'admiration, et un sens du discours et de la construction déjà très abouti. Son jeu est à la fois pensé et habité, vécu avec sincérité, sérieux. Et comme elle sait écouter les silences, respirer, créer les ruptures entre les tempi fantasques de cette œuvre sans perdre de vue sa nécessaire fluidité ! Ses Variations sur un thème de Schumann, conçues comme une « improvisation écrite » comme elle s'en explique, démontrent une grande habilité dans le maniement du contrepoint, l'utilisation des frottements harmoniques, ainsi que sa capacité à transformer le thème avec inventivité, créant une atmosphère très personnelle et souvent onirique. Quant à la musique de Félix Mendelssohn, elle lui va comme un gant. D'abord parce qu'elle possède cette technique digitale claire et sûre qui lui permet de se jouer avec la plus grande facilité de la virtuosité des Variations sérieuses, puis en bis du Rondo capriccioso, mais aussi parce que sa virtuosité n'a jamais rien de froid : elle ne s'interdit pas la fulgurance, l'incandescence, pas plus qu'elle n'oublie la suprême élégance de l'écriture mendelssohnienne.
Autre figure de la jeune génération, âgé lui de 24 ans, Gabriel Durliat, pianiste et chef d'orchestre, est un musicien qu'il faudra suivre. Quelle sensibilité et quelle intelligence, pour commencer dans la composition de son programme enchaînant des tombeaux, ces pièces écrites en hommage à d'autres compositeurs disparus. Après un fervent Ricercare a 6, extrait de l'Offrande Musicale BWV 1079 de Jean-Sébastien Bach, d'une très grande clarté rhétorique, la musique funèbre de Wolfgang Rihm, le Klavierstück n° 5 Tombeau, impressionne par la puissance de ses cinq « f », ses explosions sonores, ses accords massifs où l'extrême grave domine. Le pianiste en donne une interprétation tellurique, brûlante, faisant résonner les basses, leur opposant des ruptures sonores abruptes, violentes. Au terme de l'œuvre, un sombre choral pianissimo sous une note obstinée conduit à un long silence que le pianiste impose au public abasourdi. Car ensuite changement radical d'atmosphère avec les Tendres plaintes de Jean-Philippe Rameau, d'une gracile mélancolie sous les doigts limpides du musicien. Puis à rebours, des hommages en chaîne, avec d'Olivier Messiaen la Pièce pour le Tombeau de Paul Dukas, de ce dernier sa Plainte, au loin, du faune… pour le Tombeau de Claude Debussy qui lui-même rend « Hommage à Rameau » dans son premier livre d'Images. Trois pièces que l'interprète pare de couleurs délicates, dont il habille de velours les sonorités mystérieuses, donnant chez Messiaen leur sereine plénitude aux accords. Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel arrive au bout de la chaîne, lui aussi délicat, lumineux, ces six pièces composées pour des soldats morts au front apparaissant ici « souriantes », pour employer le terme utilisé par Vladimir Jankélévitch. Durliat aborde les cinq premières avec une fraicheur, une candeur parfois, une tendresse qui nous rappellent l'attrait pour l'enfance de Maurice Ravel. Rien qui pèse ou qui pose dans leur poésie dont, le sourire souvent aux lèvres, il semble se délecter comme de tendres bonbons. La Toccata prise à un train d'enfer mais maîtrisé, contraste, rageuse, cinglante. En bis, la paisible Pavane pour une Infante défunte vient refermer le cycle, dans des nuances très fines.
Restons dans la même génération d'interprètes avec une autre découverte, celle de Sacha Morin, lui aussi élève de Claire Désert. Il a choisi de jouer Mozart pour commencer. Ce répertoire lui va bien assurément. La façon dont il conduit les phrases sans les segmenter, appréhendant leur longueur au-delà de leur ponctuation, chaque première note découlant de la dernière note cadentielle, donne beaucoup de naturel et de fluidité au discours livré sans sécheresse de la Sonate n°12 en fa majeur KV 332. Il sait varier les éclairages, les intonations au fil des modulations passagères. Après l'Adagio très chanté mais avec grande simplicité, suit l'Allegro assai final, brillant et vif sans excès, dont la coda est toute en raffinement. Le pianiste rend ensuite hommage à Pierre Boulez avec ses 12 Notations, écrites en 1945 et remaniées en 1985. Chacune de ces pièces ramassées sur douze mesures, aphoristiques, est caractérisée par le compositeur qui ne leur donne pas de titre hormis : Fantasque-modéré, très vif … doux et improvisé…, hiératique…etc. Sacha Morin parvient dans leur brièveté à en extraire l'essence, à les opposer et les relier à la fois, dans un geste toujours expressif et le souci de la caractérisation sonore. Dernière grande pièce de son récital, un monument schubertien, la Wanderer Fantaisie D. 760. Si du point de vue stylistique les séquences successives de l'œuvre sont irréprochables, et même admirablement jouées (il faut écouter par exemple le choral funèbre qui fait suite à l'exaltation du début), la sonorité d'ensemble sur la durée manque souvent de liant, de largeur, d'expansion dans l'espace de la salle, mais cela est peut-être dû à l'acoustique très analytique du lieu, quoique agréable, qui exige de l'interprète une énergie permanente pour nourrir et projeter le son. La continuité de l'œuvre en souffre un peu, mais n'oublions pas qu'il s'agit d'une fantaisie ! En bis, une Mazurka de Chopin vient en écho des esquisses de danses entendues chez Schubert.
Ces récitals d'après-midi sont suivis par deux soirées avec du très grand piano : Philippe Bianconi nous séduit avec les Murmures de la forêt et les deux Légendes de Franz Liszt, que l'on entend rarement groupées au concert, avant une Passacaille d'Éric Tanguy et Gaspard de la nuit de Ravel dont il a ré-enregistré récemment toute l'œuvre pour piano seul. Jonathan Fournel donne une interprétation de toute beauté et d'une grande hauteur de vue de la Sonate n° 31 de Beethoven, avant de se lancer dans les éclats et l'hallucinante vélocité de l'Étude pour les octaves de Bruno Mantovani, puis de nous terrasser à nouveau avec la Sonate en si mineur de Liszt qui nous avait déjà fortement impressionnés il y a quelques mois à Radio France, et à laquelle il donne un souffle remarquable.