Dans un répertoire qu'il a beaucoup contribué à faire connaître, le consort de violes réuni par Savall et dominé par Philippe Pierlot se livre à la mélancolie.
Jordi Savall est chez lui à l'Arsenal, où il est venu souvent dans les configurations les plus diverses, et le public messin lui est fidèle : la grande salle de l'Arsenal est bien pleine pour ce nouveau passage, et on ne peut que s'en féliciter. Le répertoire choisi est de ceux que Savall a beaucoup fréquenté, qu'il a fait connaître au concert comme au disque, mais qui reste pourtant en marge de l'économie de la musique classique jusqu'à aujourd'hui ; on ne peut donc que se réjouir de voir ces centaines de spectateurs enthousiastes à la fin du concert, mais il faut bien avouer que l'acoustique de la grande salle de l'Arsenal n'est pas très favorable à cette musique intimiste : le consort de violes ne s'en sort pas si mal, malgré une présence sonore un peu atténuée, mais les voix, en particulier la soprano, ont une tâche plus rude et leur diction paraît brouillée, sans force, malgré leurs efforts visibles pour varier l'expression : le concert aurait été bien plus adapté à la salle de l'Esplanade, la seconde salle de l'Arsenal avec ses quelque 350 places, mais au prix de trop de frustrations dans le public fidèle de l'Arsenal.
En une heure sans entracte, et presque sans pause pour accorder les instruments, Savall et ses collègues proposent un panorama musical qui vaut d'abord pour sa cohérence et pour la dense atmosphère qu'il crée : le programme porte les dates 1533-1603, tout en se concentrant sur les dernières décennies du XVIe siècle. La musique sacrée y côtoie la musique profane, mais sans qu'on puisse y voir un contraste. C'est un peu le point faible de la soirée, typique de la manière actuelle de Savall : la dernière pièce, Joan, quoth John, de Richard Nicholson, n'a rien pour inspirer la mélancolie, mais ni Savall, ni les deux chanteurs sous sa direction, ne font de concession à l'humour et à la vivacité populaire de la pièce.
Mais la critique est mineure face à la haute teneur de la soirée : si Savall donne une version sombre de la Renaissance anglaise, il le fait avec une poésie, un sens des équilibres sonores, et surtout un goût très sûr pour donner à cette musique toute sa force singulière. Il a ainsi consacré un disque, il y a longtemps, au très méconnu Christopher Tye : en deux minutes, la pièce qu'il inclut à ce programme est une belle illustration de l'audace de ces compositeurs en quête constante de nouveaux territoires sonores. Le programme, pourtant, n'est pas intégralement anglais : au contraire, avec le madrigaliste Innocentio Alberti, il souligne les héritages italiens de cette musique, qu'incarne aussi la figure de Ferrabosco, né en Angleterre, mais fils de compositeur italien.
De part et d'autre de la scène, Savall fait face à un autre grand nom de la viole de gambe, Philippe Pierlot : le premier joue une viole soprano, avec une présence sonore et une musicalité qui restent remarquables ; le second, à la basse de viole, est pourtant le vrai héros de la soirée, entraînant les quatre autres musiciens sur la voie de l'émotion, grâce à la chaleur et l'expressivité de son jeu.