La nouvelle production de Così Fan Tutte à l'Opéra Royal de Wallonie, dans la mise en scène de Vincent Dujardin, laisse une impression mitigée.
Être/Paraître : la thématique saisonnière de l'Opéra Royal de Wallonie pouvait-elle trouver plus bel écho mozartien que Così fan Tutte, véritable architecture des replis des âmes et jeu de miroir amoureux tissé au gré du chassé-croisé des couples ? Las, cette nouvelle lecture de l'opéra se révèle d'emblée univoque. Pour le metteur en scène Vincent Dujardin, Don Alfonso tire toutes les ficelles, secondé bien entendu par une hilarante Despina : il apparaît dès la fin de l'Ouverture, ouvrant le rideau et s'appropriant la scène. Le personnage est-il le reflet de ses propres souvenirs, de ses déboires de jeunesse nourrissant sa vision amèrement réaliste de la vie ? Ou n'est-il, plus simplement, qu'un coach moderne, animateur d'un reality show où les couples courent ludiquement le risque fatal de se défaire ? Cette dernière approche, privilégiée, aplatit dangereusement les nuances psychologiques et sociétales du livret de Da Ponte.
Les décors de Leila Fteita capent et limitent cet espace vital non sans un esthétisme très télévisuel. Une fois passée la scène augurale dans le traditionnel café napolitain, et les jalons du pari sentimental posés, l'action se déroule dans un décor unique. Cette « maison de poupées » translatée à échelle humaine est une structure mêlant grandeur (l'escalier monumental), intimité (les chambres à l'étage) et gadgétisation ambivalente. Ses panneaux amovibles évoquent tantôt un intérieur corseté, tantôt un jardin infiniment printanier, mais l'ensemble peine à offrir la respiration nécessaire aux sentiments les plus secrets ou inavoués.
Les éclairages flashy et denses de Bruno Ciulli renforcent cette référence aux comédies ou sitcoms américaines des Golden Sixties — tout comme les chignons démesurés affublant Fiordiligi et Dorabella, ou leurs changements de tenues éloquents au gré de l'action renvoient à une certaine superficialité : vestimentairement c'est un défilé de mode, passant des coupes traditionnelles pastel initiales aux robes suggestives, écarlate et orange selon le désir, aux pyjamas cosy puis enfin aux immaculées robes nuptiales.
On comprend mal ce parti-pris et cette vision objectale de la femme à la lecture des intentions de Vincent Dujardin relayées dans le programme : il y parle de « deux femmes tout sauf naïves, ou idiotes aveugles tombant dans le piège de Don Alfonso », héroïnes qu'il présente plutôt comme l'expression « de la force et de la fragilité à la fois. » Sa mise en scène, très « Reines d'un jour » – mais prisonnières d'une esthétique factice se situe à l'exact opposé de son credo artistique. Une fois les cartes rebattues, la direction d'acteurs au deuxième acte demeure a minima entre plombant statisme et agitation un rien désordonnée. Seuls Don Alfonso et Despina tirent les marrons du feu au gré de ce jeu de dupes et même les chœurs déambulant erratiquement au milieu d'un décor somptuaire semblent égarés en cette comédie des faux-semblants. L'attitude délurée et souvent machiste conférée à Guglielmo et Ferrando une fois « déguisés » n'inverse pas la donne, bien au contraire ! Così fan tutte prend ainsi des allures de divertissement frivole ou de simple farce sentimentale – certes agréables mais un peu limitées – tel un fragment d'un soap opera. Oserions-nous écrire, vu cette absence d'ambiguïté et d'arrière-plan au Jeu de l'Amour et du Hasard, que c'est un peu Da Ponte qu'on assassine?
Heureusement, la distribution, marquée par une italianità radieuse et bienvenue, rattrape le coup même si elle relève plus d'une belle collection d'individualités que d'un travail d'équipe plus creusé, menant à une plus grande fragilité des duos ou des grands ensembles.
La Fiordiligi assez somptueuse et sensible de Francesca Dotto, déjà appréciée en la maison mosane lors de la belle production de la verdienne Alzira voici trois ans, compense par une musicalité sensible et une authenticité dramatique un léger manque d'acuité de l'aigu – un rien gercé. Elle prend de l'assurance au gré de la représentation et son grand air au second acte Per pietà, ben mio, perdona, extraordinairement galbé, atteint des sommets de vérité dramatique et psychologique. La Dorabella de la mezzo-soprano Jose Maria Lo Monaco n'est pas en reste : timbre pulpeux, vocalité suggestive, évidente impulsivité, et élégante présence charnelle sont au rendez-vous, juste oblitérés par quelques approximations rythmiques et vocales – surtout lorsqu'elle est postée à l'étage du dispositif scénique, à distance de la fosse, – notamment au gré du duettino Prenderò quel brunettino.
En Ferrando, le ténor Maxim Mironov, au timbre pur et au legato aussi expressif que parfait, donne, en grand spécialiste de Rossini, une leçon de style quasi belcantiste (superbes airs Un'aura amorosa au premier acte et Ah, lo veggio au second) d'une grande acuité humaniste, même si son style semble un rien plus amidonné dans les ensembles et les duos. Par contre avouons une légère déception face au Guglielmo, certes vocalement solide mais musicalement plus approximatif, de Vittorio Prato, frondeur et monolithique, semblant ignorer les ambiguïtés et les blessures du rôle.
La palme de la distribution revient sans doute au Don Alfonso habile, désabusé et omniprésent de Marco Filippo Romano, à l'irrésistible présence scénique, bien mise en exergue par la conception de Dujardin, à la vocalité insolente et conquérante, malgré un relatif manque d'assise dans le grave.
Il convient de lui associer la très fraiche et souvent désopilante Despina de Lavinia Bini, à l'irrésistible présence scénique au gré de ses fantasques déguisements – même si la vocalité globale de certains phrasés aurait pu être davantage peaufinée.
Les chœurs de la maison mosane, bien que relativement peu sollicités par le livret et relégués par la mise en scène à une simple déambulation encombrante, excellemment préparés par Denis Segond, assument une performance vocale impeccable.
Dans la fosse on retrouve Sieva Borzak à la tête d'un orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie impliqué mais un rien raide et prévisible. Le jeune chef, lauréat in situ cette année du Concours international de direction d'opéra, offre une direction sensible et lyrique, attentive aux chanteurs et aux nuances mozartiennes, mais parfois bien prudente à des moments clés – telle une Ouverture un rien ânonnée dans l'enchaînement de ses Klangfarbenmelodien aux bois. Si la lisibilité est assurée, il manque cette flamme, ce relief, cet esprit spumante qui aurait dû galvaniser les enchaînements dramatiques du lever de rideau à la conclusion moralisatrice. Au gré de la farandole des nombreux récitatifs du premier acte, le continuo du pianofortiste Enrico Cicconofri nous apparaît plus appliqué que théâtral.
En bref, davantage de spiritualité hédoniste aurait pu, donc, compenser en fosse l'aspect scénique unidimensionnel d'une mise en scène certes humoristique. Dommage, car Così fan tutte n'avait plus été représenté à Liège depuis mai 2006 – si l'on excepte le streaming en version concertante réalisé en pleine pandémie sous la direction de Christophe Rousset en mai 2021.
Crédits photographiques : vue d'ensemble, les six protagonistes, Francesca Dotto et José Maria Lo Monaco, Francesca Dotto et Maxim Mironov, MArcoFilippo Romano et Lavinia Bini © ORW-Liège/J.Berger
Modifié le 19/10 à 11h15