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Aux Donaueschinger Musiktage, la voix dans tous ses états

Réelle ou virtuelle, souterraine ou émergente, la voix en tant que geste poétique et/ou politique est donnée à entendre dans une édition 2025 des Musiktage privilégiant les œuvres en création. 

Le son flotte déjà dans l'air lorsque l'on pénètre à 11 heures du matin dans la salle Bartók comble des Donauhallen. Les 22 musiciens du sont distribués sur le pourtour de la salle formant une vaste ellipse occupée en son centre par une grosse caisse imposante. Aura, de la compositrice et performeuse allemande est la seule pièce immersive de ce festival, bénéficiant d'une mise en scène (Anselm Dalferth) et d'une création lumière. Aura est une sorte d'écosystème où les îlots sonores interagissent sous le contrôle des deux chefs ( et ) dont les gestes déployés dans l'espace prennent une dimension chorégraphique. Au-devant des quatre sets de percussions qui rythment l'espace s'expose un instrument (sculpture) inédit, des tiges d'aluminium tendus à l'horizontal dont les résonances dûment amplifiées enchantent le milieu de l'œuvre. nous met à l'écoute de ce qui advient, échos, vibrations, bruits de nature, oiseaux et autres manifestations plus sonores comme ces trames entretenues par les vents et jouant sur l'effet de battements entre deux fréquences très rapprochées, évoquant les jeux de mixtures du grand orgue. La voix, celle d', n'émerge véritablement que très tard, jouant sur des effets d'amplification et de rotation, une séquence des plus captivantes, très/trop courte à notre goût.

Une voix, des voies

Même lieu et même heure, le lendemain, pour le et le chef qui donnent à découvrir, lors d'un des plus beaux concerts du festival, quatre créations mondiales et autant de gestes audacieux et singuliers de la part d'artistes engagés dans une cause commune. Les trois premières pièces sont en effet des commandes du Voices Performing Arts festival, une nouvelle plateforme indépendante qui soutient les artistes qui ont dû quitter leur pays et chercher d'autres directions pour faire entendre leur voix.

Du Russe , Garmonbozia, titre en référence à la série télévisée Twin Peaks de David Lynch, fait appel au phénomène de la saturation ; piano et harpe sont préparés, les techniques de jeu étendues adoptées par tous les instrumentistes pour entretenir un flux de matière portée à l'incandescence qui culmine sur les coups assénés par un orchestre devenu solidaire : efficacité et force de frappe d'une œuvre excellemment conduite par le chef et ses musiciens. La voie est tout autre et l'espace musical singulier dans Vivrisses de l'Ukrainienne . La trame instrumentale mouvante et traversée de glissandi est entretenue à bas voltage dans une temporalité étirée qui invite à une écoute aiguë et une perception sensorielle immersive dont les musiciens nous procurent tout le confort et le bien-être. Pour la pièce avec vidéo du Géorgien Koka Nicoladze, le montant principal de la harpe a été recouvert d'un fourreau bleu que l'interprète va frotter énergiquement avec une brosse prévue à cet effet. Très drôle et haute en couleur, Masterpiece, qui sollicite l'IA, instaure un dialogue réactif entre une voix japonaise de synthèse (le texte s'inscrit sur l'écran) et les réactions en chaîne de l'ensemble instrumental, avec variations d'ambiance (marche militaire, batucada, sifflets, sirènes et coup de feu) : une proposition tout en sous-entendus qui donne à rire et à réfléchir !

La nuda voce, nouvelle pièce vocale de (commande de la SWR), autour de laquelle s'est construit le programme du concert, invite aux côtés des musiciens la soprano : musique de l'ambiguïté et de la fragilité, toujours à fleur d'émotion ; on reconnait l'univers sonore très sophistiqué de la compositrice italienne exigeant la préparation des instruments (fils tendus dans les cordes du piano) et les techniques de jeu étendues. Verunelli veut étirer dans le temps musical cet instant trop bref où « la voix nue » se détache du corps dont elle est issue pour devenir le chant pur. Installée devant son micro et un rien à l'écart des musiciens, la voix de Vargas épouse la même oscillation que la partie instrumentale, dans l'ambiguïté des sources sonores. La musique est portée par un lent processus qui fait accéder in fine au chant, naissance perturbée, semble-il, par un déséquilibre sonore éloignant la voix au profit d'un piano très/trop amplifié.       

Raconter des histoires

 C'est ce que s'est ingénié à faire dans sa nouvelle œuvre, Tell Tales, commande de la SWR pour les 80 ans du compositeur. L'œuvre est écrite pour les six chanteurs de la phalange anglaise Exaudi et l'immense altiste  : Tell Tales est une conversation très animée à 7 où l'alto, souvent proche de la voix, traverse tous les registres jusqu'au « grommelot » sauvage de sa corde de do. Excepté quelques phrases entendues dans la langue de Shakespeare (« […] take my love away […] » dit la basse), tout est raconté dans un « dialecte » indéchiffrable, Aperghis laissant à l'auditeur le soin d'inventer sa propre histoire.

Les six voix sont épatantes, assumant toutes les configurations sonores de ce théâtre mental, polyphonique, homorythmique ou soliste, avec une aisance et une élégance confondantes ; la prise de parole haut et fort de la soprano Juliet Fraser met toute la compagnie à l'arrêt ! Tout est écrit à fleur d'humour, l'alto, par ses imitations et autres excentricités timbrales, prenant quelque distance vis-à-vis du sérieux des six chanteurs imperturbables. à la tête de l'ensemble assure précision et énergie du flux de son geste aussi efficace que discret.

En plein air

Le concert est gratuit, prévu sur la place principale de la bourgade baignée du soleil de l'après-midi. Sur le podium, cinq harmonicistes (l'ensemble HANATSUmiroir) et un certain nombre d'harmonicas sur les pupitres (dont une basse de grand format) pour jouer la pièce du New-yorkais , Reflections on a Bright Object, créé au festival Musica en septembre dernier. Le compositeur mixe allégrement les sons des harmonicas avec une partie électronique de basse fidélité (Lo-Fi) « 1 bit music ». Regardant vers les minimalistes américains et dans le sillage d'un Steve Reich qu'il vénère, Perich conçoit une musique pleine d'énergie où opère le charme de cette trame irisée, lisse ou pulsée, entretenue avec une concentration de tous les instants par les cinq performeurs en totale synergie.

Vers les seuils

On entre dans l'univers des deux performeurs avec plus ou moins de difficulté, de crainte voire de réticence, car les premières minutes sont sans concession, minimales, arides et désespérément répétitives. Il faut tenir et se laisser porter par le jeu beaucoup plus maîtrisé qu'il n'y parait des deux superbes interprètes, Sarah Saviet (violon) et (piano), pour peu que l'on aime la répétition autant que la compositrice et percussionniste américaine et qu'on accepte de se laisser glisser dans la temporalité et la logique du rêve. C'est la raison pour laquelle dit s'efforcer de travailler dans la durée longue, celle des 90 minutes de The Blue Hour programmée bien après le crépuscule. Revient périodiquement, comme un refrain, cette figure microtonale descendante, le violon détempéré minant le tempérament égal du piano avec une insolente détermination. Épiant d'un air détaché les propositions toujours plus audacieuses de son partenaire, sur le clavier comme dans les cordes du piano, Sarah Saviet explore toutes les possibilités acoustiques de son violon, traité sous son archet comme un générateur de sons inouïs : répétition mais aussi variation à l'infini qui contribuent toutes ensemble à l'expérience d'étrangeté et l'envoûtement de l'écoute.

Crédit photographique : © Musiktage/Honorarfreiheit

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