A Mahagonny tout est permis. Au Theater Basel aussi. Le second opéra du tandem Kurt Weill/Bertold Brecht autorise Benedikt von Peter au franchissement de toutes les limites scéniques.
Avec La Traviata, Benedikt von Peter était allé loin en plaçant la totalité des partenaires de l'héroïne de Verdi… derrière les spectateurs. Avec Intolleranza, il était allé très loin en enfermant carrément la totalité de ses spectateurs… derrière le rideau de fer du plateau. Pourra-t'il aller plus loin qu'avec ce Mahagonny éclaté dans les moindres recoins du Theater Basel ? Le metteur en scène allemand dynamite non seulement le quatrième mur du théâtre dont il est le directeur depuis maintenant cinq saisons, mais aussi tous ceux que le spectateur est traditionnellement amené à franchir avant de s'installer confortablement sur son siège.
Esplanade, hall, bar, escaliers, étages, toilettes, et bien sûr la grande salle du Theater Basel sont scrutés avec sous-titres en deux langues (toujours pas de français !) tour à tour ou simultanément par deux caméras embarquées comme sur une chaîne d'information lambda. A cette ahurissante performance technique (tout reste lisible) viennent s'ajouter quelques défis supplémentaires : dès son entrée (dans l'obscurité), le spectateur, à qui on a remis un feuillet récapitulatif des lois régissant le spectacle, et à qui on a proposé de revêtir costume et/ou perruque spécifique, comprend vite qu'il sera considéré comme une âme de plus de Mahagonny, de ce Theater Basel dont la maquette, exhibée par le trio infernal Begbick/Fatty/Moses, intronise la maison bâloise en métaphore de « la ville-ou-tout-est-permis » créée par les trois fuyards.
Ce qui différencie le metteur en scène allemand des trois criminels dont le projet était surtout d'appâter pour mieux les spolier les chercheurs d'or de l'époque, c'est son indéfectible déontologie humaniste née ici de la désespérance d'un scénario affirmant que l'homme est et sera toujours un loup pour l'homme. La fausse utopie urbaine a inspiré à Benedikt von Peter une vraie utopie théâtrale.
Car Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny semble hélas ne jamais devoir se démoder. Créé en 1930 dans le très trouble entre-deux-guerres, l'opéra de Kurt Weill, reste de la plus brûlante actualité un siècle plus tard, à l'instar du Monde d'hier de Zweig décrivant en 1942 le monde d'aujourd'hui. Au cœur des zones grises de 2025, Benedikt von Peter semble se dire que tout en se joignant à ces deux angoissants constats, il est plus urgent que jamais de questionner le rêve utopique de la salle de spectacle.
Après avoir bien promené ses artistes et son public mêlés jusqu'à l'intime, la mise en scène prend progressivement ses marques dans la salle entièrement bâchée. Mais voici qu'au surgissement de l'ouragan de la fin de l'Acte I, le spectateur, qui se croyait enfin installé sur le fauteuil dont il avait dû soulever la bâche pour pouvoir s'installer, s'en voit délogé par une pressante invite à une ultime migration : sur la scène, jusque là occupé par l'orchestre officiant sous des boucles à facettes sur un petit plateau posé sur le grand ! Face à ce spectaculaire afflux migratoire, le petit plateau se met à glisser, emportant l'orchestre au plus profond d'un Theater Basel qu'on n'avait jamais connu si vaste, libérant dans le même mouvement le grand plateau du théâtre, griffé de traces blanches au sol, comme dans le célèbre film de Lars von Trier, Dogville. C'est dans ces espaces symbolisant les maisons de Mahagonny, meublées de matelas, que seront parqués les spectateurs, Une position assez éprouvante mais à l'impact forcément saisissant car au plus près des actions et exactions (compromissions en tous genres, viols) des chanteurs parcourant en tous sens les rues de cette ville dessinée à vue. On envie aussi la position plus traditionnelle du spectateur qui, ayant fait choix de ne pas quitter sa place dans la salle aura pu profiter de l'impressionnante perspective fuyante créée par ce radeau de la Méduse cauchemardesque.
La plupart des artistes à l'œuvre sont familiers des univers sans concession de Benedikt von Peter. Hilarante, terrifiante, Jasmin Jorias lâche les chiens avec une Leocadia Begbick qu'il ne ferait pas bon croiser. Il faudrait avoir perdu le sens commun pour accorder sa confiance à ses deux hommes de main Fatty et Moses, Ronan Caillet et Andrew Murphy, parfaits en petites frappes avinées. Solenn Lavanant-Linke porte crânement les tubes de Jenny. Immiscé par idéalisme dans ce marigot, le Jim de Rolf Romei, malgré sa vaillance toute wagnérienne, perdra tout, après avoir été accusé du crime suprême : non du meurtre de son ami, non d'avoir séduit Jenny, mais de n'avoir pas eu assez d'argent… Ses trois acolytes Jack, Bill et Joe (Erwin Ahmeti, Elliott Carlton Hines, Marius Aron) sont de solides recrues. Impressionnants sont l'investissement et la qualité vocale du chœur, dont les membres, pourvus ou non de quelques feux, sont forcément tous solistes dans cette configuration de proximité.
Enfin Thomas Wise déroule avec une feinte indifférence le cabaret grinçant (piano, accordéon, banjo, guitare basse, cithare, harmonium, saxophones sont du voyage) de cette partition désespérante qui renvoie l'auditeur à sa réflexion sur le-monde-comme-il-va après lui avoir asséné un ultime coup de massue : “On ne peut jamais rien pour personne.” C'est alors que, sur la clameur finale du chœur (pupitres féminins vraiment déchirants), Benedikt von Peter tente un dernier va-tout en invitant quelques spectateurs à écrire un mot sur des pancartes vierges tendues par des adultes de demain. Dans la ville utopique du Theater Basel, au milieu de cette manifestation improvisée, un mot s'impose : Frieden (Paix).