Philip Glass fait sans aucun doute partie des compositeurs de prédilection de Vanessa Wagner. Au lendemain de la sortie de son intégrale des Etudes pour piano et à quelques jours de son concert à la Cité de la Musique à Paris, la pianiste a pris le temps pour ResMusica de revenir sur sa passion pour l'univers Glassien et minimaliste ainsi que sur ses choix en matière de programmation et de répertoire.
ResMusica : Il y a quelques semaines, Apple Music annonçait le chiffre impressionnant de 40 millions d'écoutes pour l'ensemble de vos enregistrements. Quelle a été votre réaction en l'apprenant ?
Vanessa Wagner : Au-delà des « chiffres », cela montre d'une part la longévité de ma discographie, et le chemin de ma carrière. D'autre part, cela me fait plaisir de me dire que ma musique est écoutée dans le monde. On dit souvent que le disque est mort, et je suis la première à m'inquiéter pour la vie musicale et la musique classique. Quand on voit ce genre de chiffres, ce sont des nouvelles qui font du bien et qu'il est agréable de partager. J'ai regardé plus attentivement mon compte artiste. Ce n'est pas du tout « français » comme écoutes mais très international : des États-Unis, au Japon, en Chine, au Canada… L'idée que des gens puissent entrer dans le monde que j'essaie de développer, cela me fait plaisir et cela donne un sens très concret à ce que je fais.
RM : Cela prend aussi à contre-pied les idées préconçues qu'on entend souvent au sujet de la musique classique…
VW : Absolument. Et sur la musique moderne. Avec les projets que j'ai développés, il y a vraiment un public de mélomanes de musique « classique » qui me connaissent par mes enregistrements du répertoire et qui viennent à écouter d'autres choses. A l'inverse, il y a ceux qui écoutent d'autres styles musicaux et qui – j'espère, et je le crois vraiment – viennent aussi écouter le reste de ma discographie. C'est un cercle vertueux auquel je crois beaucoup, à l'ouverture, à la porosité des mondes. Je sais qu'il y a quelques esprits « chafouins » qui n'aiment pas ce terme d'ouverture. Mais au contraire, ce n'est pas dire que tout se ressemble et que tout est identique ou que tout est au même niveau. C'est juste se rendre compte qu'on peut dépasser certaines idéologies qui nous ont parfois enfermées. On le voit très bien que ce soit socialement ou culturellement : on va de façon un peu spontanée vers ce qu'on connaît déjà, ce qui nous ressemble ou ce que notre entourage nous dit d'écouter. De temps en temps, ce n'est pas mal d'enjamber et d'aller voir ce qui se passe ailleurs.
RM : Et on le retrouve aussi dans vos programmations de festival, avec des passerelles entre les disciplines.
VW : Oui, absolument. J'essaie de montrer un chemin. Une programmation de festival se doit, je crois, d'avoir un sens. J'invite des artistes en début de carrière à côté d'autres très connus, de la musique de la Renaissance, jusqu'à celle d'aujourd'hui. Je programme des « tubes » mais aussi de complètes découvertes, des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes. J'essaie de montrer l'étendue du langage musical et la diversité du monde culturel et musical. J'essaie aussi de créer des passerelles avec la danse et le théâtre. C'est ma conception de la musique en tant qu'interprète et programmatrice. Il faut pousser le public à développer sa curiosité, fabriquer un lien de confiance, et l'emmener à découvrir des mondes. Sinon, on devient tous interchangeables et on reste dans notre zone de confort.
RM : C'est d'ailleurs une constante dans vos programmes, on trouve de la création et des compositrices inconnues et jamais jouées comme récemment Caliope Tsoupakis. Pouvez-vous nous en parler?
VW : Caliope est une compositrice grecque qui vit à Amsterdam dont je viens de jouer la musique pour la première fois en France. Elle a écrit un quintette avec piano dont j'ai fait la création mondiale. Je joue des compositrices très régulièrement, j'en ai aussi enregistré. Meredith Monk, Caroline Shaw, Suzanne Ciani, Camille Pépin… Je ne le porte pas en tant qu'étendard, mais comme j'ai un peu fait dans la musique contemporaine il y a longtemps, j'essaie de les inclure de façon totalement naturelle pour que cela devienne une habitude et non « un sujet ». De même que dans mes programmations à Chambord ou à Giverny, il y a beaucoup d'interprètes femmes. Il faut que cela devienne une parité naturelle.
RM : Est-ce que les compositeurs vous contactent directement ou bien c'est vous qui par curiosité découvrez leur musique ?
VW : J'ai beaucoup cherché. Pas nécessairement des femmes mais j'ai pas mal défriché la musique qui était peu jouée ou peu défendue. Pour les albums que j'ai faits chez Infiné, c'est vraiment le cas. Il s'agit d'aller chercher des pièces qui me touchent et qui, pour je ne sais quelle raison, ne sont pas encore jouées, notamment par les musiciens qu'on appelle musicien « classique ». Cette appellation qui me décrit aussi. Mais justement, je ne veux pas m'en tenir purement à ce qu'on appelle « grand répertoire ».
RM : Est-ce que cette curiosité, cette envie de défricher, a pour point de départ vos affinités ou bien sont-elles liées à vos rencontres marquantes, notamment celles avec Dusapin et Murcof ?
VW : C'est parti beaucoup de ma rencontre avec Murcof et du disque Statea où j'ai pour la première fois enregistré de la musique minimaliste. Tout le projet tournait autour de la rencontre piano et électronique sur ce répertoire. C'est la première fois aussi que j'en ai joué sur scène. Je me suis rendue compte à titre personnel que j'adorais en jouer et que j'y trouvais un grand terrain d'expression. C'était vraiment une musique qui méritait d'être prise à bras le corps, défendue, et j'avais envie de continuer à la jouer seule. C'est vraiment de là que j'ai osé me dire « tiens, en fait, je veux poursuivre ».
Dusapin, c'était autre chose. C'était plus basé sur la création, le fait de travailler avec un grand compositeur vivant qui m'a dédié des œuvres, ce qui est magnifique dans la vie d'un interprète. J'ai aussi travaillé avec Francois Meimoun qui m'a dédié trois pièces dont un concerto. Très jeune, je me suis dit que c'était magnifique ce grand répertoire qu'on avait à disposition mais qu'un des rôles de l'artiste, c'était jouer la musique de son temps. Je ne critique pas ceux qui ne veulent pas le faire, mais pour moi c'était naturel et important. Il y a quelque chose de confortable à rester dans une bulle qu'on connaît mais les compositeurs ont besoin des interprètes pour être joués. Donc si nous interprètes, on ne va pas vers la musique qui s'écrit aujourd'hui, elle ne sera jamais vivante.
RM : Votre actualité discographique est marquée par la sortie de l'intégrale des Etudes de Philip Glass. Vous aviez donc déjà abordé son œuvre au disque et à la scène mais quel a été votre cheminement avec cette musique et quelle place occupe cette œuvre en particulier ?
VW : J'ai connu sa musique quand j'avais vingt ans en tant qu'auditrice. Je commençais à m'intéresser à tout le mouvement des minimalistes, surtout au départ Steve Reich, John Adams puis, Philip Glass que j'ai connu par Einstein on the Beach ou Two Pages, les œuvres très radicales des débuts. Ce langage m'avait quand même un peu interloquée et excitée. Je trouvais cela complètement incroyable. L'utilisation de la répétition, des samples, surtout chez Steve Reich. Ensuite, beaucoup de musique d'Arvo Pärt, Morton Feldman, John Cage, Gavin Bryars, Terry Riley. Toute cette école qui me semblait très loin en tant qu'interprète. Je ne l'aurais absolument pas touchée à l'époque, c'était impossible. Personne ne jouait cela à part dans quelques cercles dédiés à la musique minimale. Il y avait vraiment un tout petit public en France ou en Europe.
Au moment du projet avec Murcof, j'ai commencé à en jouer et voyant que je trouvais un plaisir immense, un terrain d'expression vraiment très fort, j'ai enregistré trois albums autour de Meredith Monk, David Lang, Sakamoto, Brian Eno, Bryce Dessner, Caroline Shaw, etc. Ces albums ont rencontré un écho très favorable. Et puis, j'ai commencé à jouer et enregistrer quelques-unes des Etudes, puis est venue naturellement l'idée de graver l'intégrale. J'espère montrer aux détracteurs, ceux qui pour des questions idéologiques disent que c'est de la musique facile, trop accessible, ou qu'elle n'est pas intéressante car « c'est tout le temps la même chose », ou ceux qui pensent qu'il faut la jouer de façon extrêmement répétitive, voire mécanique, coupée de couleurs et d'expressivité, que ce grand cycle de vingt études est très important, voire fondamental dans l'histoire de la musique récente puisque ces deux livres font la jonction entre le XXe et le XXIe siècle.
Ce cycle est un grand voyage. Pour rentrer dans ce langage, je pense qu'il faut se défaire de certaines habitudes. Cela renouvelle notre rapport à l'écoute, notre rapport au temps, mais aussi à ce qu'est la virtuosité et l'écriture harmonique. Parce qu'évidemment, c'est une harmonie plutôt minimale et dans une sorte d'horizontalité. Ce n'est pas du tout la complexité des post-romantiques ou des sérialistes. C'est presque comme apprendre une autre langue et se défaire de certaines habitudes d'écoute et de jeu. Une fois qu'on rentre là-dedans, on découvre un monde extrêmement cinématographique, visuel, avec une perception hyper forte. C'est un cycle très chargé en émotion en expressivité et en tumulte.
Souvent quand je joue Glass et qu'à la fin je parle au public, je leur dis qu'on appelle cette musique « minimale », j'entends des gens qui rigolent presque. Ce n'est pas du tout minimal dans l'expressivité. Il y a des gens en larmes à la fin. Pour la plupart, ils ne connaissent pas exactement ce qu'ils vont écouter et ils se prennent le truc dans la figure, c'est extrêmement fort.
RM : Et si on en connaît juste quelques-unes, on est alors loin de cet arc immense entre la première et la dernière.
VW : Les détracteurs disent que c'est une musique simpliste, trop accessible. Mais non ! Il faut s'octroyer la possibilité de rentrer dans ce monde, ce cycle qui dure plus de 2h20, accepter cette hypnose, cette méditation ce voyage intérieur. Glass est bouddhiste ; il a travaillé sur cette intériorité autour du mantra. Ce n'est pas du tout psychédélique. Les réactions que j'ai me touchent beaucoup, des gens m'écrivent que ça a changé leur vie. J'ai dit une fois que oui, dans un certain sens, jouer cette musique a changé ma vie de musicienne. C'est vrai et je me rends compte aussi – nous parlions de porosité tout à l'heure dans les répertoires – à quel point fréquenter la musique « minimale » ou « répétitive », cette musique de l'intériorité et de l'épure, a enrichi mon jeu en général. Je joue du Liszt dans quelques jours, Sibelius, Scriabine, Tchaikovsky… et je sens que mon jeu a été infusé de toute cette intériorité.
RM : Il y toujours un paradoxe dans cette musique. Il y a cette apparente facilité mais pourtant, c'est toujours une mise à nu, sans filet et cela rend l'ensemble difficile. Est-ce que la musique de Glass en a souffert ?
VW : C'est un procès finalement qu'on fait à cette musique. Et c'est quelque chose qu'on me dit souvent, que ce n'est pas très virtuose et que ça ne doit pas être difficile à jouer. Sous-entendu, si ce n'est pas difficile, ce n'est pas très intéressant. C'est étrange comme considération mais j'aime le fait que cette musique questionne cet aspect là. Est-ce que pour être intéressant, la musique doit être spectaculaire ou dans quelque chose qui doit impressionner ? Une des œuvres que j'adore c'est Für Alina d'Arvo Part où il y a quelques notes et c'est juste magique. Certaines pièces de Chopin, de Satie ou de Mozart sont très simples. Elles peuvent être jouées par un amateur mais à notre niveau, on va les transfigurer. Une musique de l'épure va remettre en question cette idée de la performance, de la technicité, un peu comme une toile toute bleue ou toute noire, ou l'art abstrait. En tant qu'artiste ce que j'aime et ce que j'essaye de toucher, c'est l'émotion. La musique, c'est aussi tout ce qui se passe dans les silences, tout ce qu'il y a entre les notes ce qui est du domaine du mystère. J'aime aussi ce qui pétille et ce qui brille mais cela ne peut pas être une fin en soi.
RM : Est-ce que c'était une évidence pour vous de les enregistrer dans l'ordre parce qu'il existe dans la discographie d'autres exemples ?
VW : Oui absolument. Plus je les joue, plus je pense que chaque étude fait partie d'un grand tout, d'un tissage. Je commence à comprendre certaines résonances entre des Etudes du premier livre qui répondent à certaines du second, et comment chacune nourrit la précédente et la suivante, c'est une évidence absolue pour moi. On peut toujours continuer à les jouer de façon éparse mais pour cette raison- là, j'ai voulu faire ce double disque absolument dans l'ordre, c'est certain.
RM : Quelles sont les difficultés que présentent un tel enregistrement ?
VW : Je pense que c'est le fait de s'immerger dans ce monde, le comprendre, l'habiter. Il y a une difficulté de construction, de dosage, d'infime dosage qui doit être absolument équilibré, toujours très juste, ni trop ni pas assez. Dans les difficultés purement techniques et physiques, je dirais que c'est la répétition de mouvement extrêmement répétitifs donc fatigants. Il y a le contrôle du clavier. Parfois, on passe de l'extrême fortissimo extrêmement rapide à tout d'un coup une plage comme l'étude n°5 qui va être complètement épurée avec très peu de notes et où il faut que tout le contrôle du clavier soit parfait. Il faut habiter la répétition c'est-à-dire comment à la fois ne jamais lâcher l'attention du public, partir trop dans le côté hypnotique parce qu'on peut se laisser hypnotiser soi-même ni perdre le fil avec trop de « lâcher prise ». En même temps, il faut de l'abandon… C'est ce dosage permanent abandon au clavier et le contrôle de l'attention. Il faut rester en alerte et être très à nu. C'est une musique de l'équilibre absolu et de la construction.
RM : La musique de Glass n'a pas été tellement jouée depuis sa création et pourtant, il y a aujourd'hui une vraie réponse de la part du public depuis l'annonce du concert à la Philharmonie – complet depuis plusieurs mois – et des médias. Dans quel état d'esprit êtes-vous face à ce retour enthousiaste ?
VW : Je suis très heureuse de l'importance que cela prend aujourd'hui parce sa musique n'a pas été jouée et peu considérée pendant longtemps. A titre personnel, dans l'engagement que j'ai eu auprès de cette musique, je suis très contente de voir que la Philharmonie est pleine, que les médias prennent à bras le corps ce sujet là. Je suis extrêmement heureuse aussi d'être la première pianiste classique française à sortir cette intégrale sur label indépendant avec un très beau travail éditorial : L'objet est magnifique, cette intégrale en vinyle, c'est une première mondiale ! Glass lui-même est très heureux de voir que la France lui ouvre ses portes, avec ses opéras programmés à Garnier ou Nice. Il est très attaché à la France, ayant étudié avec Nadia Boulanger.
RM : Mozart fait partie des compositeurs très présents depuis vos débuts. Parmi ses plus grands interprètes, vous avez une admiration immense pour Clara Haskil. Imaginons que vous la rencontriez, qu'aimeriez- vous lui dire?
VW : Déjà lui dire qu'elle m'a émue et qu'elle m'émeut encore. Que j'aime à la fois sa fragilité, son jeu déterminé, lumineux, son caractère bougon. C'était une artiste extraordinaire rongée par le doute. Elle était rarement contente d'elle. C'est l'antistar, l'anti ego. Le fait de voir cela quand j'étais petite fille, a façonné aussi quelque chose chez moi. Quand j'entendais ses disques, elle me bouleversait et je lisais que quand elle sortait de ses concerts, elle bougonnait parce qu'elle n'était pas contente et trouvait que ce n'était jamais assez bien. Il y a cette lumière, cette grâce dans son jeu. Elle a connu le succès tardivement, elle a eu d'énormes problèmes de santé elle a été coupée du piano pendant longtemps parce qu'elle était dans un sanatorium. C'était assez tragique de lire cela mais malgré tout, il y avait cette espèce de lumière dans son jeu qui était extraordinaire. Et puis, je pense que j'aimerais bien la prendre dans mes bras parce que je suis sûr qu'elle avait cette sorte d'humour et de tendresse. Je me sentirais à nouveau comme une petite fille.