Après une trentaine d'années d'absence sur la scène malaguène, Werther de Massenet retrouve la scène du Teatro Cervantes de Malaga dans une coproduction franco-espagnole mise en scène par Paul-Émile Fourny, occasion de la prise de rôle très attendue du ténor Ismael Jordi dans le rôle-titre.
Cette production déjà ancienne (Metz 2017) avait parfois pâti de distributions vocales peu convaincantes. Que nenni aujourd'hui avec le ténor Ismael Jordi, élève d'Alfredo Kraus et Teresa Berganza, qui pour ses débuts en Werther se montre très convaincant. Rôle difficile vocalement certes, Alfredo Kraus, Jonas Kaufmann et Benjamin Bernheim (pour n'en citer que quelques-uns…) en témoignent, mais rôle ô combien périlleux également par son incarnation scénique qui se doit d'éviter toute mièvrerie afin de recueillir les suffrages et l'adhésion totale du public.
Depuis les années 2000, date de ses débuts internationaux, le ténor Ismael Jordi mène sans temps morts une carrière parfaitement réfléchie qui s'est longtemps préférentiellement adressée au bel canto (en particulier la Trilogie des Tudor) et à la zarzuela, avant de prendre récemment un nouveau tournant vers le répertoire romantique français : Hoffmann, Faust, Romeo et Juliette et aujourd'hui Werther de Massenet, avec une prise de rôle minutieusement préparée depuis plusieurs années, repoussée pour raison de pandémie, qui peut enfin voir le jour sur la scène du théâtre Cervantes de Malaga.
Werther raconte l'histoire d'un triangle amoureux : un amour impossible, désespéré et tragique. Le jeune poète Werther tombe amoureux de Charlotte, qui, sur l'insistance de sa défunte mère, est promise à Albert, son ami. Bien que Charlotte soit attirée par Werther, elle choisit d'ignorer ses sentiments et d'honorer ses fiançailles, tandis que le poète sombre de plus en plus dans le désespoir, rongé par son désir inexorable d'être avec elle. Sa tristesse et sa frustration atteignent un tel point qu'il ne peut plus supporter l'idée de vivre sans elle, et il décide de mettre fin à ses jours. Alors qu'il agonise, Charlotte le prend dans ses bras et lui avoue son amour. Werther, fou de joie à ces mots, meurt paisiblement.
Depuis 2017, la mise en scène de Paul-Émile Fourny n'a pas pris une ride et l'effet de surprise est toujours aussi saisissant au lever du rideau devant cet immense tableau qui occupe la totalité de la scène figurant une scène bucolique de vie paisible au XIXe siècle, décor unique qui finalement se dépouillera tout au long des actes pour passer du jardin du Bailli de l'acte I, au cadre isolé sombre, posé à même le sol qui servira de bière au poète lors de la scène finale de l'acte IV.
Esthétiquement très réussie, avec de nombreux rappels à la peinture impressionniste et au surréaliste René Magritte tout particulièrement (clin d'œil de Paul-Émile Fourny à son compatriote belge ?), la scénographie de Benoît Dugardyn tire bénéficie des superbes éclairages de Patrick Méeüs, des beaux costumes de Stella Maris Müller et des chorégraphies parfaitement réglées, regroupés dans un tout d'une parfaite cohérence. Paul-Émile Fourny situe l'action, sans transposition temporelle, dans un musée où Werther incarne un visiteur rêveur qui déambule devant les tableaux. En proposant une bipartition intelligente de l'espace scénique de part et d'autre du tableau (sorte de quatrième mur) le metteur en scène délimite deux mondes bien différents : celui d'une certaine réalité bourgeoise entourant Charlotte et celui plus intériorisé et torturé qui correspond aux angoisses névrotiques de Werther : deux mondes sans communications possibles rendant tout amour illusoire…
À tout seigneur, tout honneur, dans le rôle-titre, le ténor Ismael Jordi tire admirablement son épingle du jeu : toujours dans la juste mesure, sans jamais surjouer, son incarnation tout à la fois mélancolique et passionnée, est d'emblée convaincante, depuis l'illusion romantique jusqu'à la désillusion fatale, quand bien même aurait-on souhaité un engagement dramatique un rien plus marqué dans la scène finale. Vocalement irréprochable (si ce n'est la diction, encore perfectible), le chant séduit par sa remarquable souplesse, son élégance, ses nuances subtiles, ses aigus lumineux (Vers d'Ossian) et sa projection sans faille. Face à lui, la Charlotte de Rihab Chaieb fait valoir d'irrésistibles atouts : une voix solide dans tous les registres avec des graves bien timbrés (Air des lettres) et des aigus faciles servant une incarnation scénique pleine de charme, d'ambiguïté et de passion contenue. Alfonso Mujica campe un Albert plein d'autorité exalté par son baryton puissant. Séduisante scéniquement par sa fraîcheur, mais plus en retrait vocalement, Aitana Sanz (Sophie) voit son chant au timbre un peu acide entaché d'un gênant vibrato. Fernando Latorre est un bailli plein de bonhomie à la diction totalement incompréhensible à l'instar du Johann de José Antonio Arriza et du Schmidt de Luis Pacetti dont le duo de l'acte II est totalement passé à la trappe !
Dans la fosse, la jeune cheffe française Audrey Saint-Gil a su donner à la musique de Massenet toute son élégance et son impact émotionnel par sa direction précise et inspirée face à un Orchestre Philharmonique de Malaga irréprochable (vents, harpe, percussions), en parfait accord avec la dramaturgie, dans un équilibre souverain avec les chanteurs.
Une belle production qu'on ne se lasse pas de revoir.