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Andrè Schuen, Don Giovanni de grande classe avec Iván Fischer

Dans un spectacle conçu et dirigé par lui, parvient avec une belle palette de chanteurs et quelques idées simples à magnifier le chef d'œuvre de Mozart.

Réussir Don Giovanni est loin d'être facile. Il faut un plateau homogène de chanteurs brillants, il faut un chef inspiré, et il faut une mise scène qui puisse à la fois respecter les rapports sociaux et amoureux des personnages, et porter le mythe dans sa dimension universelle. Après avoir essuyé tant de tentatives malheureuses, voire pitoyables, c'est un grand bonheur de voir enfin un Don Giovanni restitué dans tous ses délices, malices et significations. Le public de Baden-Baden qui s'est levé comme un seul homme dès le tomber de rideau ne s'y est pas trompé : c'est un spectacle de qualité exceptionnelle qui lui a été donné.

, chef d'orchestre et metteur en scène, a mûrement réfléchi à son Don. L'idée géniale a été de ne pas transposer toutes les références temporelles comme on le fait tout le temps en ce moment, mais de transformer les éléments matériels du décor et les comprimari, en des éléments vivants antiques (mi-statues, mi-ombres heureuses) ce qui a pour double effet heureux de concentrer l'action sur les sept personnages et de transcender l'unité de temps. Aucun accessoire, à part la mandoline. Ni verre à champagne, ni épée, ni mousquet. Les costumes, d'une remarquable beauté, sont bien ceux du XVIIIᵉ siècle, ce qui visse l'intrigue dans un siècle où la morale, les codes d'honneur et les rapports de classe jouent un rôle capital. L'environnement humain et physique est réalisé par un troupe légère vêtue en statues, qui fait des personnages souvent muets, parfois chantants (les paysans de la noce), ou bien qui forment des compositions allégoriques, ou encore des éléments de décor et de mobilier (le balcon d'Elvira, la table du festin…). Cette pâte humaine souple et mobile danse, mime, s'amuse, se débat, interagit avec le grand seigneur méchant homme et finit par l'empoigner et l'absorber dans sa masse. La clé de la réussite est là : ce Don Giovanni, avec sa quête du désir et son interrogation face au surnaturel, c'est l‘humanité tout entière. Nous sommes Don Giovanni et Don Giovanni est nous. Celui de Mozart et Da Ponte est une histoire du siècle des Lumières, mais c'est aussi un mythe hors du temps qui interroge toute l'humanité. C'est simplement dit, et puissamment démontré. Bravo !

Au même niveau d'inspiration que la mise en scène est la direction d'orchestre d'. L'effectif du est plutôt réduit, sur instruments modernes, et toujours virtuose. La séduction marche à plein régime (duetto laci darem, scène du balcon… le bal du I et le concertino du II), et les scènes tragiques sont saisissantes. Dès l'ouverture, le chef hongrois démontre sa capacité à tendre un drame intense dont l'écho demeure jusque dans les passages plus badins. Parfois giocoso, ce Dramma peut être brutal (la prise de conscience d'Anna..), comme il sait être admirablement progressif dans le final du I.

La distribution est également remarquable. La star de la soirée est incontestablement André Schuen, beau gosse au timbre noir, toujours très classe dans son chant châtié comme dans son interprétation de jeune seigneur plein de morgue, jouisseur insatiable. Comme la plupart des kavalier-baryton qui abordent ce rôle de basse chantante, il manque parfois un peu de coffre, de volume, mais ce qu'il fait est tellement beau… Son legato est de rêve, et la sérénade du II chantée pianissimo est un pur enchantement. Impossible de résister à un tel Don Giovanni. Son faire-valoir comique, dans Leporello, et son faire-valoir moral, dans Ottavio, sont tous les deux formidables. Le premier développe avec brio et virtuosité la veine picaresque, et le second atteint par son beau chant viril une dimension de géant presque prophétique, et en tout cas annonciatrice du jugement divin qui se prépare. impressionne avec sa voix profonde et noble de Commandeur. est un Masetto amusant avec sa belle énergie scénique, et sa voix très grave rappelle que le créateur du rôle en 1797 chantait aussi le Commandeur.

est une donna Anna idéale. Noble sans affectation, amoureuse et endeuillée, sa composition au premier degré est des plus touchantes. La voix est belle, souple, agile avec des attaques franches dans le cœur des notes et des sentiments. fait une Elvira déchirante et déchirée, mais toujours parfaitement dans le bon ton, même si le timbre de voix trahit désormais quelques raucités. Dans le rôle de Zerlina, apporte tout le charme et la fraîcheur qu'on peut y espérer. Toutes ces trois dames ont des perfections différentes, mais partagent la même dignité, la même sororité, et on ne peut que comprendre l'inclination perpétuelle que Don Giovanni éprouve pour elles. Après Budapest, Vicenza et Baden-baden, ce spectacle va-t-il continuer à tourner en Europe ? Il le faudrait. Réussir un Don Giovanni, c'est rare, le réussir à ce point de beauté, de simplicité et de puissance, c'est exceptionnel.

Crédits photographiques © Michael Bode (1, 3 et 4) et Judith Orvarth (2)

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