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Création mondiale de Duos pour Prades de Suzanne Giraud

Clarinette et violoncelle en fusion parfaite

Le public du Festival Pablo Casals de Prades s'est bousculé dans l'enceinte du beau prieuré roman de Marcevol pour assister à la création des Duos pour Prades pour clarinette et violoncelle de . Il faut dire que ce lieu magique, planté au XIIe siècle au sommet d'un pic dominant la vallée de la Têt, bénéficie d'une bonne acoustique, ni trop sèche ni trop réverbérante, ce qui aura permis de découvrir dans les meilleures conditions les seize minutes d'une œuvre exceptionnelle de chaleur et d'humanité, exploitant avec finesse les caractères propres à deux instruments trop rarement réunis en duos. Née de l'heureuse initiative de , directeur du Festival Pablo Casals de Prades, cette partition devrait rapidement entrer au répertoire de ces deux instruments qui ont peu d'occasions de jouer en duo, à l'exception notable d'une pièce de quatre minutes de , Charisma, composée en 1971.

Première à Prades

C'est avec empressement que a présenté aux festivaliers la compositrice qui faisait sa première apparition à Prades avant de la convier sur la scène afin qu'elle explique elle-même sa pièce (1). Ce qu'elle a fait de bon cœur. Dédiés à et à à la mémoire du célèbre violoncelliste catalan Pablo Casals, fondateur du Festival de Prades en 1950 mort à Porto-Rico en 1973, les Duos pour Prades alternent des pages d'une minute rapides et de deux minutes lentes assez difficiles d'exécution, bien que certaines aient été envisagées pour de grands élèves. Pour jouer ce recueil composé au printemps 2002, a pensé à de grands solistes et à des étudiants de classes de perfectionnement de conservatoires alternant dans chacun des morceaux, et, par ailleurs, à disposer dans l'espace d'une salle onze tandems de duettistes, en jouant sur l'espace et sur les éclairages.

Promenade en onze duos

Le premier duo introduit fortississimo se présente comme une sorte d'ouverture présentant des formules au caractère martial Ce qui permet d'entrer dans l'atmosphère de l'œuvre, tant le mouvement et l'alliage des timbres sont prenants, tout comme l'élasticité du jeu de la clarinette, qui bondit, rebondit et s'égaye alors que le violoncelle semble lui courir après de son rythme puissant. Le deuxième morceau, qui requiert une premièredu violoncelle sur la corde de Do (la plus grave), baissée d'un demi-ton (si bémol), débute piano à l'unisson sur une même figure des deux instruments sur quatre mesures. Puis le violoncelle, écrit sur deux portées, évoque une grosse guitare, avec ses des deux mains qui instille une rythmique très présente. Suit une nouvelle incantation à l'unisson, chaque instrument emportant l'autre dans une course commune. Le violoncelle évoque de nouveau une grosse guitare, tandis que la clarinette joue de ses timbres de braise qui s'éteignent peu à peu sur un pianississimo. Alors que le violoncelle se ré-accorde, le clarinettiste échange son instrument en si bémol avec celui en mi bémol, qui s'élance dans une mélodie joyeuse que le violoncelle soutient rythmiquement dans le médium et le grave. La page suivante est magnifique, avec son glissando continu du violoncelle écrit sur deux portées, alors que la clarinette fait des volutes et que l'on entend les clefs de l'instrument en nuances pianissimo et pianississimo, avant de conclure le morceau en , tandis que le violoncelle se désaccorde peu à peu dans le grave, passant du do au mi puis à la note la plus caverneuse possible. Cette pièce splendide sollicite des sons surnaturels de la part du violoncelle et immatériels de la clarinette, qui chuchote.

Le cinquième mouvement nécessite une scordatura de la corde aiguë du violoncelle, abaissée d'un demi-ton. Il commence fortississimo, sur une formule inspirée de la musique klezmer à la fois joyeuse et mélancolique exposée par une clarinette qui se fait virtuose tout en maintenant des glissandi larmoyants, tandis que le violoncelle s'exprime dans un style faisant songer à quelque gavotte de Suite pour violoncelle de Bach. Cette très belle page paraît bien courte, et laisse espérer qu'elle serve de base à développement d'une musique de l'éphémère de la vie et de l'amour. Après ré-accord, le violoncelle, écrit sur deux portées, se lance dans de grands accords arpégés et se fait particulièrement expressif, tandis que la clarinette se montre plaintive, faisant penser à Sydney Bechet. Son chant est repris par le violoncelle, puis les deux instruments se lancent dans un véritable dialogue, chacun reprenant ce que l'autre exprime. Une grande tension s'instaure suscitée par les volutes et méandres de l'écriture et du jeu. La clarinette, dans son registre médian, s'élève dans les ultimes mesures pour exposer un cri strident s'élevant comme une question vers le néant.

Le septième volet du recueil est écrit pour la clarinette en mi-bémol, alors que le violoncelle doit réaliser une double scordatura, l'une sur la corde do, baissée d'un demi-ton, l'autre sur celle de sol montée d'un demi-ton. Ce mouvement est très vif, bondissant, voire agressif dans le son, et sollicite à l'extrême la virtuosité de la clarinette. Un authentique combat de titans s'instaure, le violoncelle sonnant plus grave que de coutume, jouant du rebond de son archet sur les cordes et de ses harmoniques, alors que la clarinette se fait ludique, moqueuse, souple et sautillante avant de s'effacer au profit du violoncelle, puis tous deux s'évaporent doucement dans la nuance pianississimo en volutes de triples croches. Après le ré-accord du violoncelle, écrit sur deux portées, et le retour à la clarinette en si bémol, la huitième pièce commence dans la même atmosphère que la fin de la précédente. La clarinette exalte en effet les mêmes couleurs et sonorités aiguës et acides, d'où un sentiment de continuité du discours, que l'on ressentirait sans doute davantage si le ré-accord ne demandait pas tant de temps. Puis vient une formule singulièrement chantante, au tempo plus large, qui permet de jouir d'une polyphonie et d'un contrepoint particulièrement réussis. Le violoncelle expose de grandes figures en rebonds du grave à l'aigu, sollicitant des sons charnus, la clarinette présentant des formules incantatoires et plaintives qui campent une atmosphère déchirante. Le violoncelle conduit le discours et plonge dans le grave, tandis que la clarinette relance la plainte du violoncelle. Nous atteignons ici au tragique, tant la clarinette se fait gémissante, avec de grands cris hallucinés, tandis que le violoncelle intériorise le propos. La pièce suivante est l'occasion pour de jouer des grandes aptitudes au lyrisme du violoncelle, l'instrument étant plutôt utilisé jusque-là pour ses capacités au rythme et à la couleur. Ici, le violoncelliste joue en grandes respirations de l'archet, tandis que la clarinette se fait féline, élastique, mais aussi plaintive, tragique. A noter ici la singulière indépendance des instruments, liberté qui suscite un contrepoint d'une grande expressivité, tel un duo d'opéra. Le dixième morceau propose de grands glissandi de la clarinette interrompus par des figures en de la clarinette, tandis que le violoncelle propose des figures chaloupées, puis. Les Duos pour Prades s'achèvent sur une page nécessitant une scordatura de la corde de do baissée d'un ton du violoncelle, écrit sur deux portées, morceau dans lequel la compositrice joue de coups secs de la langue, de la clarinette, de coups d'archet et de pizzicati du violoncelle de toutes sortes, donnant ainsi l'impression d'une course à l'abîme débouchant sur un finale glacial et violent.

Le plus haut degré d'exigence

Les deux dédicataires des Duos pour Prades, Michel Lethiec et (2) se sont investis sans compter dans l'étude de la partition, conscients de l'enjeu de cette création dû à l'exceptionnelle qualité de l'œuvre, au point de ne pas hésiter de reporter d'un an cette première initialement prévue le 2 août 2002. Et ils ont eu raison, tant ils en ont donné le 5 août dernier une interprétation en tous points remarquable, possédant l'œuvre à la perfection, jusque dans ses moindres aspérités, au point de ne regarder que rarement la partition. Durant les répétitions, la compositrice n'a eu que peu de recommandations à formuler à ses interprètes. La communion entre les trois artistes s'est avérée sans nuage, chacun acceptant les appréciations de l'autre, les instrumentistes répondant immédiatement aux attentes de l'auteur qui, elle-même, a accueilli favorablement leurs réserves pragmatiques, telles les scordature trop sollicitées, ce qui amoindrit l'atmosphère de l'œuvre, le temps requis pour passer d'une pièce à l'autre étant relativement long. « En fait, assurait Suzanne Giraud en présentant son recueil au public en s'excusant, il aurait fallu trois ou quatre violoncelles différents préalablement accordés, comme c'est le cas du premier violon solo de l'orchestre dans le scherzo de la Symphonie n° 4 de Mahler. Mais, rappelait-elle, j'ai aussi pensé à plusieurs groupes d'étudiants jouant à tour de rôle, en divers endroits d'une salle de concert ». Rigueur et précision ont été ici au service de la musicalité et de la diversité des couleurs et des climats de ces onze miniatures aux contrastes saisissants. La tension suscitée par leur difficulté d'exécution les a en fait remarquablement servies, d'autant que l'ambiance du concert a libéré les instrumentistes au terme d'un travail suivi et particulièrement intensif. Seul regret, que la crainte d' de détériorer ses deux violoncelles personnels en réalisant trop rapidement les scordature ait conduit le grand musicien finlandais à emprunter un instrument coréen aux sonorités grêles et acides qui ne correspondent pas à la suave sensualité de l'écriture de Suzanne Giraud, a contrario des couleurs polychromes des clarinettes de Michel Lethiec. Autre élément de satisfaction, la qualité d'écoute du public, peu habitué à la création contemporaine, mais que Michel Lethiec sait préparer avec délicatesse et qui, de ce fait, a écouté l'œuvre avec une attention que l'on ne trouve pas toujours dans les concerts fréquentés par les publics les plus avertis, allant jusqu'à manifester son enthousiasme à l'issue du concert en allant au-devant de la compositrice.

La clarinette dans tous ses états

Donnés dans le cadre d'un après-midi « Clarinette à la carte », les Duos pour Prades étaient entourés de pages aux climats divers, présentant tous les aspects de cet instrument magnifié par Mozart, l'un des compositeurs fétiches de Suzanne Giraud, et que l'on a pu écouter dans tous ses états, mélancolique, plaintif, joyeux, gouailleur, confident, intimiste. Ainsi les Phantasiestücke pour clarinette et piano op. 73 de Robert Schumann, autre compositeur de référence de la compositrice, qui a réuni trois courts morceaux écrits entre les 11 et 12 février 1849 construits en forme de lied avec coda, est un recueil profondément lyrique qui met en évidence le piano qui, lors de la création, était tenu par Clara Schumann, et soutient avec ferveur les sonorités nostalgiques de la clarinette en la, au timbre élégant et feutré. Ce qu'ont su délicieusement rendre le remarquable clarinettiste espagnol José-Luis Estellés et le pianiste français Denis Weber, attentif à ne pas couvrir son partenaire. Une courte fanfare de quatre cors concoctée par et trois de ses étudiants a suivi les Duos pour Prades de Suzanne Giraud puisée dans les 18 Confidences d'un joueur de clarinette de Charles Kœchlin qui a brisé de façon par trop sèche l'atmosphère singulière de l'œuvre qui la précédait tout en introduisant une seconde partie plus ludique, puisque comprenant le Konzertstücke op. 113 pour deux clarinettes et piano que Mendelssohn a composé durant l'hiver 1832-1833, aimable plaisanterie écrite pour valoriser la virtuosité de deux amis, le clarinettiste bavarois Heinrich Bärmann et son fils Karl, qui jouait du cor de basset. Le talent et l'humour bon enfant de Michel Lethiec, dialoguant avec le jeu raffiné et plus réservé de la clarinettiste tchèque Katerina Vachova, a souligné l'allant et la bonhomie de cette musique radieuse et souriante. Pour conclure, Katerina Vachova, José-Luis Estellés et Michel Lethiec ont proposé le Divertimento « Cosi fan tutte » de Mozart réalisé pour trois clarinettes par à partir de quatre des passages les plus célèbres de l'opéra de Mozart. Cette aimable fantaisie sans prétention est plutôt séduisante, à l'exception de l'aria du ténor Un'aura amorosa par trop suave et plate.

1) France Musiques diffuse le concert de la création des Duos pour Prades vendredi 22 août à 12H35.

2) Michel Lethiec et Arto Noras s'apprêtent à enregistrer Duos pour Prades dans le courant de la saison 2003-2004 qui seront inclus dan un disque monographique consacré à Suzanne Giraud.

Crédits photographiques : © Jean-Hugues Curaudeau

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