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« Envoûtements V » de Suzanne Giraud font la transition du festival lyonnais

Vers de nouvelles Musicades

La foule des grands soirs se bousculait ce mercredi 17 septembre devant la belle Salle Molière de Lyon à l'acoustique si chaude et claire. Il faut dire qu'il s'agissait d'un concert exceptionnel qualifié de transition mais à l'affiche alléchante, le Festival Les Musicades changeant sa périodicité, qui passe de septembre à mars. Ses organisateurs, notamment sa directrice, Marie-Jo Schmitt, avaient fait les choses en grand pour ce dernier rendez-vous de septembre de ce beau festival de musique de chambre qui permet à des musiciens amis ou qui ont envie de travailler ensemble recevant pour l'occasion de jeunes instrumentistes au talent déjà incontestable et deux immenses pianistes, dans un programme représentatif de la politique artistique des Musicades en mettant en regard trois siècles de création, deux pages de musique française du XXe siècle, une du XXIe, face à une pièce du XIXe viennois.

Ouverte sur la version originale pour piano à quatre mains de Ma Mère l'Oye (1908) de Maurice Ravel, jouée avec une délectation et une fraîcheur d'âme particulièrement communicative par et , et conclue sur une chaleureuse interprétation du Trio pour violon, violoncelle et piano op. 120 (1922-1923) de Gabriel Fauré par Nicolas Dautricourt et Edouard Sapey-Triomphe dialoguant avec un en totale communion avec ses jeunes complices, la première partie du programme avait pour axe la création lyonnaise d'Envoûtements V pour guitare et quatuor à cordes (2002) de .

Palette d'Envoûtements venue d'un tableau de Mondrian

Aux origines d'Envoûtements V, l'idée de sons d'instruments à cordes associant cordes frottées et cordes pincées que a agrégées dans les fibres mêmes d'un tissu singulièrement délicat. Ce tissu est élaboré à partir d'une écoute intérieure modelée à l'aune de l'expérience instrumentale de la compositrice, également violoniste et altiste et connaisseur du luth et du théorbe dont elle sait les secrets en spécialiste de la Renaissance. «  Je vois ici, précise , la guitare comme un luth au sein d'un ensemble vocal que sont les instruments du quatuor ». L'écoute de ses propres œuvres entre aussi en ligne de compte, ainsi que le cheminement de sa pensée qui gouverne son discours dans le cycle entier des Envoûtements. Ce cinquième volet du cycle se fonde sur une recherche géométrique engendrant, tel un tableau du peintre Mondrian cher à Suzanne Giraud, une authentique poésie de l'exactitude. « Cette pensée est une véritable obsession qui me tire vers la précision extrême et m'incite à affiner inlassablement ce procédé. Il se trouve certainement dans cette quête quelque chose de profondément enraciné en moi et que je sens devoir poursuivre. Lorsque je travaille dans cette direction, je ne fais qu'exprimer ma propre investigation poétique, puisque c'est la poésie qui me guide dans la musique. La poésie et, peut-être, l'image, une image travaillée, telle une ambiance visuelle onirique ». Car outre la poésie de l'exactitude, Envoûtements V est placé sous le signe d'une image sonore constituée d'atomes de sons. Une nuée organisée avec une singulière rigueur, comme si elle obéissait à des lois physiques, moléculaires régissant un brouillard de sons qui évolue à son tour, ou plusieurs nuées de sons s'alternant entre elles ou s'interpolant, le compositeur découvrant chaque fois une loi pour le réaliser. Une loi telles des équations à deux inconnues qui tient donc de l'ordre des mathématiques. «  Je pars de la musique pour concevoir des équations qui retournent à la musique et organisent des nuées sonores. Le tout m'est inspiré par une volonté fondamentalement musicale d'élaborer l'inouï avec des micro-éléments émanant du connu ».

Mais entre la capacité de puissance des instruments à archet et celle de la guitare, il a fallu à Suzanne Giraud trouver un juste équilibre. Ce qu'elle a obtenu à partir des tessitures propres à chaque instrument. Des tessitures tendues à l'extrême associées à la vélocité d'exécution, ce qui ne peut qu'attirer l'attention de l'auditeur et imposer une présence supplémentaire, celle de la guitare. En outre, le début de l'œuvre se situe dans le suraigu de l'instrument à cordes pincées joué sur une rythmique extraordinairement serrée, ce qui ne peut que le faire encore davantage remarquer. Néanmoins, le leader est tout d'abord le premier violon, la guitare ne prenant le pas que vers la fin. Ainsi, les rôles s'interpolent au fur et à mesure. «  Dès les premières mesures d'Envoûtements V, dit encore Suzanne Giraud, le premier violon propose ce qui peut ressembler à un sujet de fugue qui se présenterait comme un liquide gazeux, cotonneux, voilé, étrange qui se promène et se met à danser dans l'air, les autres instruments du quatuor suivant le leader tel un canon, alors que la guitare entre en notes répétées et pincées, s'exprimant deux fois plus rapidement que ses partenaires, puisque jouant des sextolets au lieu de triolets ». Le tout est ponctué de commentaires transcrits sur la partition, aussi nombreux que précis, la compositrice tenant expressément à ce que la qualité de la matière sonore s'impose dès les premiers instants, la texture d'une masse de sons atomisée qui établit une impression de nuée de particules, une matière plus ou moins latente engendrée par les particularités de la guitare.

Loin, mais d'une façon étonnamment complémentaire, de l'approche des créateurs de l'œuvre, Caroline Delume et le Quatuor Diotima qui ne cessent de mûrir leur propre lecture – tout au long des cinq exécutions qu'ils en ont données l'an dernier et en vue des reprises programmées l'an prochain en studio à l'occasion d'un disque puis au Festival de Conques –, Eric Franceries et le ont brossé une interprétation d'Envoûtements V d'une effervescence, d'un mœlleux, d'une sensualité limpide et généreuse qui font de cette page foisonnante une œuvre aux élans classiques. Leur vision exhale une lumière fauve aux chatoyances infinies là où les créateurs s'attachent à souligner la modernité, une modernité aux arrêtes vives et aux entrelacs clairement dessinés. Avec Franceries et les Satie, contrairement à Delume et aux Diotima, où la guitare se fond au quatuor, l'instrument à six cordes pincées conduit ici le discours, tout convergeant et partant de lui, les quatre archets instaurant avec lui un dialogue subtil. Doué d'une sonorité exceptionnelle, Franceries projète le son avec un naturel qui emporte l'auditeur et les archets dans un monde aux couleurs et aux timbres dignes d'un tableau de Mondrian. Frédéric Aurier, premier violon du , et ses compagnons jouent avec une virtuosité sans faille, participant ainsi à rehausser la perfection de cette partition complexe et aux équilibres délicats à réaliser. Le public ne s'y est pas trompé, réservant un authentique triomphe à la compositrice et à ses interprètes.

La complicité de et au service de Schubert

La seconde partie du concert était entièrement consacrée à la sonate pour piano à quatre mains travestie en « Grand Duo » par la fantaisie de l'éditeur Diabelli, qui la publia en 1838 avec une dédicace à Clara Wieck. Schumann y entendait l'orchestre tout entier, mais c'est surtout au tendre écho d'un moment de bonheur pour l'humble professeur de musique de la belle Comtesse Caroline Esterhazy au milieu de l'été 1824 dans l'enceinte du château de Zelész. Cette « Grande Sonate » en ut majeur op. 140 D. 812, œuvre spontanée aux élans généreux et irréductibles, tient en Christian Ivaldi et deux interprètes magnifiques de complicité, respirant en un souffle commun qui leur permet de rendre à la perfection l'unité organique exceptionnelle de la partition, son lyrisme ardent, ses tensions internes (Allegro moderato), mettant particulièrement en relief sa prodigalité mélodique (Andante), sa vitalité conquérante (Scherzo), ses rythmes et harmonies foisonnants (Finale). Les deux artistes dessinent un univers commun, jouant avec un syncrétisme idoine qui promet une splendide intégrale de la musique pour piano à quatre mains de Schubert qu'ils s'apprêtent à donner cette saison Salle Cortot (1).

1. Les 13 novembre et 12 décembre 2003, 14 janvier, 19 février et 4 mars 2004 à 20H30.

Crédit photographique : DR

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