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La jungle de Charles Koechlin le polytechnicien

partage avec nombre de ses contemporains (Jean Cras, Albert Roussel, …) la particularité d'avoir pris un tout autre chemin professionnel avant d'être rattrapé par la musique. Fer de lance de la musique contemporaine au début du XXe siècle, encouragé par Fauré et Debussy, pédagogue reconnu (ses traités d'écriture et d'orchestration sont toujours des références), il est un compositeur prolifique qui ne laisse pas moins de 225 opus. Plusieurs sorties discographiques récentes (dont les Heures persanes pour orchestre chez Hänssler), des programmations récurrentes au concert (donc ce Livre de la jungle par l'Orchestre National de Lille) et un colloque Kœchlin organisé à la fin du mois de novembre par l'université Paris IV-Sorbonne font que ce compositeur sort peu à peu du purgatoire dans lequel il était enfermé depuis sa mort, confirmant sa position d'intermédiaire – aux cotés de Ravel et Schmitt -entre Debussy et le Groupe des Six.

Le Livre de la jungle est une vaste suite symphonique en cinq parties dont la composition s'étend sur près d'un demi-siècle. On y contemple tout l'univers créatif de Kœchlin, qui malgré les différences d'esthétique, reste fortement homogène. Les forces demandées sont considérables : à l'orchestre symphonique exigé (bois par quatre, deux tubas, six percussionnistes, deux harpes) se rajoutent trois claviers (piano, célesta, orgue), deux saxophones (soprano et ténor), une trompette basse, un chœur et trois solistes. Le parti pris était ce soir – comme à Lille un mois plus tôt – de donner les différents poèmes symphoniques de ce cycle par ordre narratif.

La Loi de la jungle (1939), ultime dans l'ordre de composition, ouvre avec hiératisme ce cycle symphonique. Grand unisson orchestral qui se refuse – sauf à la fin – à toute polyphonie, il contraste avec toutes les autres pièces du Livre de la jungle par son économie de moyens. Il correspond à la période où Kœchlin se consacre à ses traités d'écriture – au point d'écrire en 1942 une Offrande musicale sur le nom de Bach – et à ses œuvres purement monodiques (les Chants de Nectaire pour flûte, …). Le décor de l'impressionnante forêt, immuable en apparence, est planté, non sans quelques soucis de la part de l' : faire jouer à l'unisson plus d'une centaine de personnes en début de concert est un exercice périlleux. Les Bandar-Logs (1938) qui suivent offrent à l'inverse une écriture harmonique et contrapuntique foisonnante, dans lequel notre orchestre se montre plus à l'aise. Vaste scherzo symphonique, il s'ouvre et se ferme sur un agrégat de quartes et quintes empilées totalisant la gamme chromatique (un procédé de composition cher à Kœchlin) qui entoure une grande partie rythmique centrale où chaque esthétique du premier XXe siècle en prend pour son grade. Les bandar-logs sont une tribu de singes « savants » qui cherchent à imiter les hommes. Kœchlin le traduit par une série de fugues et canons reprenant « J'ai du bon tabac » dans divers styles : impressionniste, sériel, polytonal et néo-classique, témoignage amusé d'un créateur de 70 ans sur les esthétiques de ses cadets.

Au centre du cycle se placent les Trois poèmes op. 18 (1899), trois courtes pièces faisant appel à la voix. Et… point noir de ce concert (il en fallait bien un) : le texte est incompréhensible, alors que le compositeur a aéré au maximum son orchestration pour une meilleure intelligibilité des paroles. n'articule rien dans la Berceuse Phoque aux accents fauréens, le scherzo de la Chanson de la nuit de la jungle est inaudible par un peu à l'aise avec la langue française. Seul le ténor sort son épingle du lot par une présence indéniable et un soin méticuleux accordé au texte pour la Chanson de Kala. Le Chœur de Radio-France est honnête, mais Kœchlin ne l'a guère gâté par son écriture plus instrumentale et ornementale.

La Méditation de Purun Baghat (1936) fait office de mouvement lent. Nocturne symphonique, formé de vastes plages de quintes empilées soutenues par l'orgue entrecoupées de moments d'une grande intensité mélodique et rythmique, il illustre de manière quasi figuraliste la montagne dans laquelle s'est réfugié le sage Purun Baghat, loin des hommes. Echaudé par les difficultés des trois œuvres précédentes, le National offre une lecture de plus en plus cohérente et inspirée, que l'on retrouve dans la Course au Printemps (1925), grand mouvement final qui narre les émois de Mowgli à la fin du Second livre de la jungle, au moment où il rejoint les hommes. Musique emplie de vitalité, elle sonne littéralement comme une explosion et termine dignement ce Livre de la jungle, partition protéiforme d'une grande complexité, qui nous a permis de découvrir enfin , jeune chef de 31 ans, assistant de Kurt Masur, dans un répertoire exigeant et difficile qui nécessite une maîtrise totale de l'orchestre.

Ce concert sera diffusé sur France-Musique lundi 27 novembre à 20h00

Crédit photographique : © Chris Christodoulou

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