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Don Carlos avec Ramón Vargas, pur chef-d’œuvre

Don Carlos, le plus abouti des opéras français de Verdi est enfin donné dans son intégralité, avant toutes les coupures, même celles opérées dès la création, à l'Opéra de Paris en 1867.

Si le fait de remonter à la partition d'origine est légitime, ce sont les justifications dramatiques qui donnent raison à ce retour du texte primitif, à l'urtext, et au travail premier des librettistes et du musicien. Une version que même le compositeur n'a jamais pu voir ni entendre. Plus de quatre heures de musique et aucun temps mort. Un pur chef-d'œuvre. C'est une sorte de tour de force, en amont et en aval, des musicologues aux concepteurs actuels et un pari tenu et gagné par les exécutants sur scène. La production de Vienne est d'importance, non seulement elle restitue une partition captivante dramatiquement, mais elle réactualise les rôles en superposant les intrigues à des époques différentes. Tous les personnages deviennent, sous la férule de l'inquisiteur, des instruments de manipulation. Du triangle amoureux, Don Carlos et Élisabeth confrontés à la haine d'Éboli, se croisent les enjeux politiques, religieux, de terreur, de tyrannie et de mort, – en premier lieu, l'ombre de Charles Quint et le moine jardinier, l'ambivalence de Philippe II – l'étau ne se resserre pas uniquement sur les personnages. La mise en scène de , mystifie le public qui devient à la fois, témoin et partie prenante, enclume et marteau, – l'autodafé qui se déroule dans le foyer de l'Opéra avec l'arrivée de la cour, les prisonniers politiques rudoyés sous le regard de la foule impassible, la plaie vive du souvenir nazi et de toutes les violences humaines – et donne une vision décapante sur le pouvoir politique et l'intolérance religieuse. Tous sont pris au piège, confrontés aux arcanes de l'Ancien et du Moderne, dans une version profonde et futile, nécessairement non exempte de dérision. S'il y a erreur d'interprétation et détournement de sens, déformation des contenus, le message de désinformation atteint de plein fouet le public qui subit à son tour cette « déviation » de sens. La mise en scène ne laisse aucun répit et n'épargne personne. Elle convainc par une direction d'acteurs superlative qui révèle le comportement excessif et la psychologie de tous les personnages. Il serait fastidieux de rendre compte de tous les éléments significatifs de cette production. Ce qui frappe, c'est la structure prégnante émanant de chaque personnage, leur caractérisation, leur parcours jusqu'au dénouement tragique inéluctable. Ils semblent tous habités par quelque démon intérieur, écartelés par des sentiments contradictoires, et au final, esseulés et malheureux, victimes d'une machine infernale qu'est le pouvoir.

Le comble de la bêtise est atteint dans le ballet du IIIe acte qui n'est pas dansé mais mimé. Le rêve d'Éboli nous plonge dans un véritable soap opera. L'intrigante dame de cour, jalouse, passionnée, vengeresse, devient femme au foyer. Nous sommes dans un appartement bien ordinaire des années soixante, et Éboli enceinte, joyeuse, surexcitée, attend l'arrivée de son mari du travail. Madame n'est pas très bonne cuisinière et oublie de sortir le dindon du four, la carcasse calcinée provoque un amas de fumée dans la cuisine. Le couple reçoit à dîner Philippe et Élisabeth. Carlos téléphone à la pizzéria et c'est Rodrigue, le sauveur, devenu pour les besoins de la cause, le livreur du resto Posa's Pizza qui arrive. Ouf ! Ils ne mourront pas de faim même s'il s'agit de malbouffe. Cela vaut pour le dindon de la farce ! Peut-on imaginer qu'une princesse fasse des rêves aussi prosaïques ? Le feuilleton, – une parodie grotesque sur le mode comique, – nie la réalité de la pièce, ses personnages et son monde de trahisons, de rivalités et de désirs inextinguibles. La douce et sensuelle Éboli ne se métamorphosera-t-elle pas elle-même, en usant de manœuvres captatoires afin de parvenir à ses fins ? Paradoxalement, c'est le seul décor réaliste de la pièce. Du tableau de la forêt de Fontainebleau – où il n'y a pas un arbre – à la scène finale, les décors se résument souvent à une scène vide, à une sorte de blockhaus aux couleurs froides qui se vident et se remplissent, où s'ouvrent et se referment de multiples portes. Le moine jardinier de Dan Paul Dumitrescu, d'abord à l'apparence joviale, viendra avec l'aide de l'infant, mettre en terre une jeune pousse d'arbre. Puis, l'abime semble s'ouvrir, croître, prendre racines. La voix se fait caverneuse, intense, terrifiante. Le drame peut commencer. Tous les personnages sont prisonniers de leur propre hantise, de leur propre peur et de leurs fantasmes.

La distribution est à la hauteur malgré l'absence totale de chanteurs francophones. Le ténor incarne un Don Carlos bien fragile vocalement, la voix manque de tonus mais cette fragilité devient en quelque sorte crédible chez un être émotif, amoureux éploré d'Élisabeth. Le beau timbre d', soprano d'un style irréprochable, déploie un sens dramatique hors du commun. Le Rodrigue de , voix un peu claire pour le rôle mais quelle présence scénique, convainc dans son duo avec Carlos et tout le final du deuxième acte avec Philippe II. est plus faible, la voix manque nettement de projection. L'intrigante , belle à ravir, voix étincelante et forte présence sur scène, possède les atouts auxquels nul homme sainement constitué ne sait résister. Encore lui faudrait-il soigner son français, peu compréhensible, pour que la conquête soit décisive. On pourrait formuler les mêmes reproches à Simon Yang, la voix tonitruante du Grand Inquisiteur. Enfin, on ne pourrait passer sous silence la voix du ciel d', voix angélique sans doute, incarnée sous les traits de Marylin Monrœ.

Sous la direction d'Ernst Dunshirn, le chœur du Wiener Staatsoper remplit son rôle adéquatement, sans plus. à la tête du Philharmonique de Vienne, donne une prestation honnête et solide de l'œuvre. Nous l'avons déjà entendu mieux inspiré. Mais le maestro est toujours aussi attentif aux chanteurs, et réussit néanmoins à déployer les couleurs chatoyantes de l'orchestre.

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