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« Au pied de l’échafaud, j’essaye encore ma lyre » (Chénier)

Qui pourrait aujourd'hui citer des vers du poète André Chénier, guillotiné en 1794, à seulement trente et un ans, pour s'être élevé contre les excès du régime de la Terreur, et adoubé comme leur précurseur par les Romantiques ? 

Qui se souvient encore, en dehors du cercle restreint des musicologues, du compositeur italien , représentant notable du style vériste à la fin du XIXe siècle ? De la fin tragique du premier, le second a tiré, avec l'aide du librettiste Luigi Illica (auteur par ailleurs, excusez du peu, de La Bohème, Tosca et Madama Butterfly), son plus grand et quasiment unique succès incontesté, un opéra au titre italianisé en Andrea Chénier. La Révolution française, recréée avec un grand soin historique, y sert de cadre à une intrigue amoureuse classique où, pour paraphraser George Bernard Shaw, le baryton – Charles Gérard, un ancien domestique devenu un révolutionnaire influent – est amoureux de la soprano – Madeleine de Coigny, la fille aristocrate de son ex-patronne – et fait tout pour l'empêcher de coucher avec le ténor – le poète André Chénier éponyme. Tout cela finira évidemment très mal puisque André Chénier sera condamné à mort et guillotiné, ainsi que Madeleine de Coigny venue le rejoindre dans sa prison pour partager son sort, en dépit du repentir trop tardif et des vains efforts de Gérard pour les sauver.

La création de ce mélodrame historique à la Scala de Milan le 28 mars 1896 fut triomphale et apporta la notoriété à son auteur. La consécration internationale suivit rapidement puisque l'œuvre fut donnée à New York dès fin 1896. S'ensuivirent de multiples reprises durant toute la première moitié du XXe siècle, dans toutes les langues et par les interprètes les plus prestigieux. Depuis, force est de constater qu'Andrea Chénier a quelque peu déserté les programmations des maisons d'opéra. Le goût s'est perdu pour ce théâtre de tripes et de sang, un peu primal, sur fond historique et d'esthétique néoréaliste. Les grands gosiers, susceptibles de lui rendre pleinement justice et d'affronter ses tessitures meurtrières, se sont raréfiés. Tout juste se souvient-on des deux grand airs de l'acte III : celui de Gérard « Nemico della patria » et surtout celui de Madeleine « La mamma morta », immortalisé par Maria Callas, dont l'interprétation sert de soutien à une célèbre scène du film Philadelphia. Il faut donc saluer le courage et l'esprit d'aventure de l'Opéra National de Lorraine pour avoir choisi d'intégrer cet opéra dans sa programmation.

La mise en scène de ne gênera personne. Dans une scénographie faite de grands panneaux mobiles permettant de délimiter des espaces plus intimistes ou d'ouvrir le plateau pour les scènes de foule, agrémentée comme à son habitude de reproductions picturales (Watteau, Goya, David), il se livre à un travail très précis de reconstitution historique. Les costumes semblent sortis d'un musée ; pas un bouton ne manque aux redingotes des Incroyables, pas un ruban aux robes des Merveilleuses, pas un bonnet phrygien ni un sabot à la populace. Le fil directeur semble être des mannequins d'aristocrates, un peu poussiéreux, qu'on retrouve aux quatre actes en témoins immobiles de leur société anachronique et sclérosée. Des pantins qu'on manipule à loisir, comme ceux du salon de la Comtesse à l'acte I, qui dansent la gavotte attachés à des fils de marionnettes tombés des cintres. Le pouvoir est désormais au peuple, donc au chœur, et règle remarquablement les scènes de foule et leurs rapides entrées et sorties. Un travail d'artisan soigné, sans rien qui choque, sans rien non plus qui enthousiasme. Une mise en images efficace mais un peu ennuyeuse…

La distribution des trois interprètes principaux a subi de notables changements par rapport à la programmation initiale. Le rôle-titre devait permettre au ténor letton Sergueï Larin de faire sa réapparition sur une scène française. Hélas, sa mort prématurée en janvier dernier en a décidé autrement. Coup de chapeau à Valérie Chevalier et à toute l'équipe artistique de l'Opéra National de Lorraine pour avoir assuré la pérennité du projet en trouvant aussi rapidement un titulaire du rôle susceptible d'assurer les représentations ; en cette période de disette de forts ténors, la tâche n'a pas dû être aisée. C'est donc Carlo Scibelli qui endosse la redingote du poète martyr. Dans les conditions citées supra, on sera indulgent avec sa prestation et on lui saura gré d'avoir assumé jusqu'au bout ce rôle difficile, ce qui constitue déjà une performance en soi. Cependant, la tessiture très barytonale, sollicitant souvent les notes de passage, n'est pas sans lui poser un certain nombre de problèmes techniques, d'où un medium souvent instable, insuffisamment soutenu, et des graves assourdis. L'émission est un peu engorgée mais l'aigu, amené de manière un peu inhabituelle, passe remarquablement et avec force. Enfin, l'interprétation offre peu de nuances et privilégie le fortissimo mais l'œuvre s'y prête.

En Charles Gérard, remplaçant , Piero Guarnera offre un timbre superbe et riche et une interprétation très expressive. Malheureusement, sa puissance limitée le fait disparaître dans les ensembles et au moindre forte. De plus, la direction de ne lui est d'aucun secours. A la tête d'un , en progrès constant, très homogène et attentif, dont il est le directeur musical, le chef italien offre une lecture très alerte et puissamment lyrique. Pourquoi alors ce peu d'attention apparent aux chanteurs, ce déferlement sonore tonitruant qui les noie régulièrement ?

Le joyau de cette distribution est sans conteste la Madeleine de Martina Serafin, appelée elle aussi en remplacement de Gergana Geleva initialement prévue. Celle qui fut ici-même une superbe Maréchale du Rosenkavalier a fait sien ce rôle de grand soprano lyrique, qu'elle va d'ailleurs interpréter à La Scala en juin prochain. Sa voix ronde, d'une parfaite homogénéité et d'une impressionnante projection, au magnifique legato, y fait merveille. Belle, elle se révèle une interprète capable de riches nuances, mutine et capricieuse à l'acte I, désespérée et passionnée ensuite. La désolation initiale puis l'envolée de son air « La mamma morta » sont irrésistibles. Chapeau bas !

Grande réussite aussi dans la distribution de ce qu'il est convenu d'appeler les « petits rôles », si fondamentaux ici. Parmi d'autres, il faut saluer l'Incroyable et l'Abbé hauts en couleur de Eric Huchet, l'émouvante Madelon de , l'espiègle Bersi de , le timbre sonore et somptueux de Wenwei Zhang en Roucher. Redonner tout son lustre à une œuvre comme Andrea Chénier n'est pas chose aisée. En dépit des nombreux obstacles qui sont venus s'y opposer, l'Opéra National de Lorraine a tenu son pari. Même si tout n'est pas indiscutable dans cette production, le seul fait qu'elle ait vu le jour et qu'elle ait convaincu le public constitue une réussite. A quand Fedora du même Giordano ?

Crédit photographique : Martina Serafin (Maddalena di Coigny) & Carlo Scibelli (Andrea Chénier) © Ville de Nancy

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