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Die Marquise von O… de René Koering : Kleist sur le Rocher

Pour cette création, l'institution commanditaire (l'Opéra de Monte-Carlo) a «imposé», au compositeur, source littéraire et librettiste (Leo Hoffmann).

Mais, en choisissant la nouvelle Die Marquise von O… (celle-la même que Éric Rohmer magnifia), n'ignorait pas la forte inclination que, depuis longtemps, éprouve pour la figure singulière, au sein du premier romantisme littéraire allemand, qu'est Heinrich von Kleist. (Juste un rappel : le précédent opéra de René Kœring, Scènes de chasse, adaptait la pièce de théâtre Penthesilea de … Kleist.. En ce cas, la commande a rencontré une attente à assouvir.

Deux siècles après, la nouvelle Die Marquise von O… (publiée en 1808) demeure une provocation. Pareille à un scalpel, elle tranche dans le vif, elle dénude, elle fait saigner. En peu de pages, cette fiction brandit, sous les yeux de son lecteur ébahi, tous les maux (elle dénonce) et les mots (elle nomme) de la société de son temps et – le constater est accablant – de notre époque. À savoir, entre autres : la disjonction du corps et de l'esprit (Kleist prépare le terrain à Charcot et à Freud) ; le marchandage de la virginité filiale (qu'est-ce que l'innocence ? qui est innocent ?) ; l'inceste ; l'ordre social bourgeois. Et Kleist d'y ajouter deux incandescences. Tout d'abord, une inquiétude fondamentale, par laquelle il traque ce qui lie (au sens de relier) l'âme et l'esprit, et ce que lient (au sens de nouer, attacher, voire étrangler) l'âme et l'esprit. Puis, une double ironie cinglante : cet enfant, prétendument conçu hors de tout rapport sexuel, que porte la Marquise d'O… n'est-il pas une gifle sardonique donnée au dogme de la mariale et christique immaculée conception ? Et lorsqu'il renie sa fille, le père de la marquise n'agit-il pas comme Pierre à l'égard du Christ ?

Le livret montre que la nouvelle de Kleist a été intelligemment lue, avec le reniement paternel en son centre. Et sa mise en dialogue du récit est solide, même si certaines répliques, ça-et-là, manquent de théâtralité. René Kœring et la dramaturge Leo Hoffmann n'ont pas transposé, à l'époque actuelle, une situation historique parfaitement fixée en ce fébrile début du XIXe siècle (entre Aufklärung et civilisation romantique) et une langue violemment jetée (elle tourne le dos à la polie rhétorique littéraire dont Gœthe ne se déprit jamais). En effet, il n'est pas certain que, sortie de son propre moment contemporain, la nouvelle de Kleist ne se serait pas émoussée (toutes proportions gardées, comme lorsqu'une pièce de Feydeau est montée en dehors de ce que prescrivent ses didascalies). Notamment, son hors-champ permanent – les ondes de choc que, dans toute l'Europe, la Révolution française de 1789 avait déclenchées – semble difficilement transposable.

Le monde sonore de René Kœring est connu : depuis longtemps, se situer à l'avant-garde et prospecter de nouvelles voies compositionnelles ne le retiennent pas. Il cherche à vivre heureux au milieu de ces références qui le constituent, en littérature (le premier romantisme allemand) comme en musique : Mahler plutôt que Strauss, Schönberg (celui de Pierrot Lunaire et de Verklärte Nacht), Berg, Zimmermann et le geste vocal opératique (romantique mais, par dessus tout, postromantique et expressionniste). Au milieu de cet univers stylistique bigarré mais pas composite, l'écriture vocale assume, avec plaisir, un chant permanent, dont les couleurs, les intentions et les affects cernent la personnalité de chaque rôle. Car, là, se tient la réussite de cet opéra : René Kœring est un homme de théâtre et, osons-le dire, Die Marquise von O… est le plus accompli de ses opéras, tant son travail y est cohérent et soutient, sans désemparer et pendant cent minutes, l'attention du spectateur. Jusque dans la nomenclature orchestrale : non pas le «gros» orchestre postromantique attendu, mais un ensemble instrumental tracé sur-mesure : les bois presque par deux (sans hautbois mais avec cor anglais) ; cors, trompettes, et trombones par deux ; un timbalier, trois percussionnistes et un cymbalum ; enfin, les cordes, organisées en quatre quintettes identiques. Cor anglais et cymbalum jouent un rôle moteur, au sein d'une orchestration colorée mais soucieuse de l'équilibre entre plateau et fosse.

Cette production – scénographie et direction d'acteurs –, d'apparence sage, est discrètement efficace ; elle se garde de tout nommer, à l'image des patronymes cryptés dont Kleist a doté ses personnages principaux. À bon escient, la limpide scénographie de Virgile Kœring alterne l'intérieur de la maison parentale (totalement blanche) et, avec un effet de zoom avant, une boîte qui représente un bosquet doté d'un banc (là se trouve la seule empreinte de la Natur romantique). Un judicieux éclairage donne chair à des hors-champs variés.

Dans le rôle-titre, a montré avec quelle intelligence elle accompagne l'évolution de sa voix : désormais dotée d'un dense beau médium, elle n'en a pas, pour autant, délaissé sa maîtrise technique ni grossi son émission vocale ; malgré un rôle écrasant qui la tient en scène pendant presque toute la représentation, son engagement théâtral a été puissant et sensible. Bien après le spectacle, cette marquise, pudiquement endolorie et véhémente, demeure dans la mémoire. À ses côtés, le reste de la distribution s'est situé à cette aune exigeante. On y relèvera notamment un magnifique baryton, à la tessiture longue et à la souveraine musicalité : Trevor Scheunemann. Et on omettra pas de signaler la belle composition de en père empressé et pervers.

Enfin, la tenue du spectacle doit beaucoup à , précis et mobilisateur, et à l', dont on ne dira jamais assez la cohésion, tour-à-tour dense, transparent et chantant.

Crédit photographique : (La Marquise d'O…) & Graciela Araya (La Colonelle de G…) ; Trevor Scheunemann (Le Comte de F…), Gottfried Herbe (Le Médecin) & (La Marquise d'O…) © S. Flament / Opéra de Monte-Carlo

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