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Les Indes galantes à Toulouse, du très grand art

En 1952, l'opéra-ballet Les Indes galantes revivait, à l'Opéra Garnier grâce à la mise en scène de Maurice Lehmann, où triomphait une joyeuse futilité décorative.

Depuis lors, toutes les productions de cette œuvre ont emprunté cette même voie et ont postulé que le livret de Louis Fuzelier était fade et avait pour seul mérite de permettre à Rameau d'épanouir sa théorie, post-cartésienne, du plaisir.

Le premier mérite de cette nouvelle production, ruisselante d'intelligence, est que et ont lu, profondément, les vers de Fuzelier. Et de Rameau, doit-on ajouter, tant le compositeur, perpétuel insatisfait de ses poètes, les harcelait mot-à-mot, quand il ne prenait pas la plume lui-même. Outre des répliques qui, comme chez son contemporain Marivaux, semblent avoir été inventées à l'instant, Fuzelier a bâti une finaude dialectique entre paix et guerre, joie et haine, plaisir et violence, état de Nature et état de société. Les Indes galantes selon ne sont pas un gigantesque éclat de joie. Au contraire, elles révèlent un perpétuel et inquiet balancement entre ombre et lumière et sont un regard, moins consensuel mais vrai et humain, sur le Siècle des Lumières. Voici un saisissant renversement idéologique, sans aucun forçage : a, simplement révèle l'implicite d'un livret, jusque-là lu superficiellement.

Le deuxième mérite tient au lien, évident, qui est tissé entre les cinq formants (le prologue et les quatre entrées) de cet ouvrage, comme si, au théâtre, cinq courtes pièces (des « levers de rideau ») sur le même thème étaient rassemblées en une soirée. Plus précisément, Laura Scozzi a donné, à chacune d'elles, le galbe dramaturgique (exposition, intrigue, et fin ouverte et abstraite, c'est-à-dire une morale) du conte dont le XVIIIe siècle regorgea. Et comment ne pas songer à Voltaire, à ses contes, à ses protestations contre la superstition religieuse (« écr… l'inf… » pour masquer « écrasons l'infâme ») et à son militantisme pour les libertés publiques et personnelles !

Dans sa précédente mise-en-scène lyrique présentée en France, (en 2009, Die Zauberflöte, à Bordeaux), Laura Scozzi avait déployé une facétieuse fantaisie. Dans Les Indes galantes, elle réalise un travail plus accompli : chaque innovation est gorgée de concret. Dans le prologue, Hébé vit en pleine nature « originelle » (herbe, paroi rocheuse et moussue de laquelle coule une cascade, une mare et un bosquet végétal haut à s'y cacher) et est entourée de six couples de danseurs nus ; entre trémulations gondolantes et bonheur limpide, c'est tout un Éden philosophique qui vit. Dans Le Turc généreux, Osman est un passeur de clandestins (dont Émilie et Valère) fuyant, sur des barques de fortune, des dictatures (libyennes ou tunisiennes). Dans Les Incas du Pérou, sur les hauts plateaux, Huascar, mi-chef de guérilla mi-narco-trafiquant, terrorise ses troupes ; l'irruption finale d'une armée légale le pousse au suicide. C'est peut-être dans ce tableau que l'intelligence ironique de Laura Scozzi est la plus évidente : la Fête du soleil (avec le fameux air « Soleil, on a détruit tes superbes asiles »), usuellement généreuse (elle exprimerait la fraternité maçonnique à laquelle Rameau appartenait) se mue en un hymne cynique et terrifiant. Dans Les Fleurs, en plein désert persan, Tacmas instrumentalise sa religion pour opprimer ses sujets et justifier la polygamie ; loin d'être un culte rendu à la Beauté, la Fête des fleurs, est un minable et obscène défilé féminin et marché aux épouses. Enfin, dans Les Sauvages, la civilisation industrielle pollue et détruit toute nature, y compris un parc naturel légalement installé, y compris l'amour humain. Pour coudre ces cinq formants, le lien voltairien se matérialise en trois personnages : les Amours sont trois naïfs, voyageurs aériens et mondialisés qui observent mal et photographient tout le temps. Une direction d'acteurs virtuose et intelligente, mais aussi costumes, décors et lumières, tous contribuent à rendre cette production marquante et décisive dans la réception des Indes galantes.

L'autre grand artisan de cette production est . Tout d'abord grâce à ses Talens lyriques qui ne sont pas un ensemble mais un orchestre, au sens plein du terme. Sans crainte d'être contredit, clamons que est, actuellement, sans égal en France et que rares sont les phalanges européennes de cet acabit. L'écriture orchestrale ramiste a ici été rendue avec un éclat, une cohésion, une intonation chatoyante, des couleurs profondes et une chair dense qui sont un éblouissement de chaque instant. Quant à , il a manifesté une complicité et une émulation permanente avec les propositions de Laura Scozzi : dépassant sa mission première (soutenir, guider et rassurer les chanteurs ; conduire la représentation ; rendre vivante une œuvre), il a répondu à chaque intention de la mise-en-scène, en ses miroitements d'énergies, de couleurs, d'affects, de rhétorique et … d'humour. Du très grand art ! Signalons qu'une version, conservée à la Bibliothèque municipale de Toulouse a été ici utilisée. Outre qu'elle rappelle qu'une œuvre possède rarement un état fixe et « officiel », elle offre, dans la troisième entrée, une soudaine hétérogénéité : une aria da capo, à l'italienne, en lieu et place d'un magnifique quatuor vocal.

Le plateau de chanteurs a été de premier ordre. Dans trois rôles fort différents (Hébé & Phani & Fatime) a été captivante de maitrise vocale (elle a sollicité son registre grave comme le suraigu), déclamatoire et expressive ; seule une chanteuse pleinement maître de son outil vocal et de sa poétique personnelle pouvait, à ce point, illuminer une représentation. Tous les autres chanteurs ont également séduit et touché par leur droiture vocale et leur aptitude au jeu théâtral, notamment Judith van Wanroi, Thomas Dolié et . On exceptera seulement que son instrument vocal, bien usé, conduit à la limite de la vocifération, à une émission large et presque hors de contrôle, et à une difficulté à trouver le zest d'ironie que Laura Scozzi a placé derrière chaque affect, même le plus violent.

Cette production associe trois institutions lyriques : le Théâtre du Capitole (en ce printemps de 2012) puis, en 2014, l'Opéra de Bordeaux et le Staatstheater Nürnberg. À qui n'aura pu être Toulousain, voici deux autres et nécessaires opportunités de voir des Indes galantes pas si futiles qu'on le croyait jusqu'alors.

Crédit photographique : (Hébé) ; (Émilie) – (Osman) © Patrice Nin

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