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Baden-Baden : Robert Carsen renverse les perspectives de la Flûte enchantée

C'est sous haute couverture médiatique et dans une atmosphère de soir de gala que s'est ouvert le Festival de Pâques de Baden-Baden avec la première de La Flûte enchantée de Mozart. Une distribution luxueuse, une nouvelle mise en scène de , presque dix-neuf ans après sa première vision de l'œuvre à Aix-en-Provence, et surtout la présence dans la fosse du Philharmonique de Berlin et de son chef , tout concourrait à créer l'événement.

Pour , l'opposition manichéenne des principes contraires que présente le livret de Schikaneder n'est qu'apparence. Ici, le côté sombre, négatif et malfaisant semble bien être chez Sarastro et ses initiés, armée quasi sectaire de fossoyeurs munis de pelles, engoncés dans de longs manteaux gris et aveuglés par des bandeaux, vivant dans les nécropoles souterraines qu'ils ont excavées. Ce sont eux qui jettent Tamino dans la fosse fraîchement creusée où l'attend le serpent, eux encore qui y précipitent Pamina au début de son initiation. La Reine de la Nuit, en robe de soirée et sans attribut merveilleux, devient un personnage plus positif qui, au premier acte, révèle à Tamino sa quête et lui fournit de l'aide (la flûte, le glockenspiel, les trois garçons). Dès le début du second acte, elle est introduite par Sarastro parmi les initiés et va participer pleinement aux épreuves auxquelles sa fille sera soumise. Dès lors, sa proposition d'assassiner Sarastro n'est qu'un test de plus, que Pamina réussit en s'y refusant. Comme dans le texte de Schikaneder, la mort est omniprésente ; les épreuves se déroulent sous terre, au milieu des cercueils d'où surgira d'ailleurs une Papagena morte-vivante en robe de mariée. La traversée de l'eau et du feu ne sont qu'accessoires car l'enjeu réel, selon , est la prise de conscience de la finitude de l'existence humaine par l'expérience du danger et de la mort, et par là du caractère précieux de la vie et de l'amour du prochain. Le final intensément humaniste devient une réconciliation générale, à laquelle tous participent : Sarastro et les initiés enfin débarrassés de leurs oripeaux, la Reine de la Nuit et ses dames, et même Monostatos à l'initiative de Pamina.
Le spectacle n'est pourtant jamais excessivement noir. En premier lieu, grâce à Papageno et aux trois Dames dont Robert Carsen soigne particulièrement le traitement, faisant du premier un comique routard avec sac à dos et glacière et des secondes un trio aux personnalités savamment différenciées. En second lieu, grâce à la scénographie superbe de Michael Levine qui joue sur la profondeur progressive du champ scénique et inverse, elle aussi, les perspectives entre le premier acte en surface (une prairie creusée de une, deux puis trois fosses pour Tamino, Papageno et Pamina sur fond de forêt) et le second acte en sous-sol (en terre naturelle avec les trois fosses vues du dessous). L'usage, inhabituel chez Carsen, de la vidéo (Martin Eidenberger) est parfaitement maîtrisé et offre la succession dans la forêt du cycle des saisons en adéquation avec l'humeur des personnages ou le magique vol des oiseaux charmés par la flûte de Tamino.

De la distribution de haute tenue émergent particulièrement le formidable Papageno de , débordant d'énergie scénique et superbement chantant, ainsi que la délicate et émouvante Pamina de , fort touchante dans son « Ach, ich fühl's » sur le fil. Tout aussi magnifique, s'impose en Sarastro à l'aigu glorieux, aux graves sonores et au legato de rêve. Composant avec sa Pamina un couple jeune et crédible, est un Tamino fort séduisant au timbre suave mais aux aigus parfois tendus. Le trio exceptionnel des trois Dames associe la blonde soprano , la rousse mezzo et la brune contralto . On aurait pu craindre que cette juxtaposition de fortes personnalités se marie mal ; il n'en est rien. Tout au contraire, ce luxe vocal fait de ce trio un personnage à part entière et chacune de leurs interventions s'avère inhabituellement marquante et passionnante. La Reine de la Nuit de est plus en retrait ; la vocalise est rapide et précise, les contre-fa parfaitement en place mais une moindre projection l'empêchent d'y apporter toute l'autorité et la véhémence nécessaires. Confrontée à la lourde tâche de remplacer Simone Kermes initialement prévue mais souffrante, sa prestation plus qu'honnête ne méritait certainement pas les quelques huées qui l'ont accueillie au rideau final. Outre le Monostatos trop léger et peu marquant de James Elliott, il faut encore citer l'excellent trio des trois garçons, impliqué et parfaitement juste, ainsi que la noblesse intacte de dans les trop brèves phrases de l'Orateur.

Mais l'événement de cette soirée était surtout la présence dans une fosse d'opéra de l', abandonnant pour la première fois le Festival de Pâques de Salzbourg où il officiait depuis 1967 et la direction de Herbert von Karajan, pour celui de Baden-Baden. La ville fleurissait en conséquence de banderoles lui souhaitant « Bienvenue à la maison » ! Et c'est probablement pour cette occasion unique que Robert Carsen choisit d'ouvrir et de conclure sa mise en scène par le rassemblement de tous les choristes et chanteurs autour de la fosse d'orchestre, couvant de leurs regards bienveillants et presque amoureux les musiciens et leur chef. En formation réduite d'une quarantaine d'instrumentistes, ce véritable « orchestre de solistes » marque dès l'ouverture par la richesse et la plénitude du son. Basses ronflantes, bois volubiles, ampleur du spectre dynamique, il confirme incontestablement sa réputation. A sa tête, réussit remarquablement les atmosphères de ferveur mystique (Scène des portes ; « O Isis und Osiris ») ou les moments retenus d'intense émotion (« Ach, ich fûhl's »). Sa direction précise et plutôt classique, d'une grande liberté des tempos, convainc cependant moins dans la pure comédie (« Der Vogelfänger bin ich ja »), où chef et orchestre peinent à se débrider et manquent singulièrement d'humour et de jovialité. Une soirée néanmoins marquante.

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