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Berlin : Un Enlèvement au sérail théâtral et audacieux

Pour se convaincre du dynamisme de l'opéra comme genre théâtral, il n'est sans doute pas de meilleure expérience que d'aller à Berlin voir les deux productions de l'Enlèvement au sérail qu'offrent la Komische Oper et la Staatsoper.

Celle de la Staatsoper, confiée à Michael Thalheimer, frappe par la rigueur de son dispositif, par la pureté de ses lignes ; celle de , créée en 2004, joue sur un tout autre tableau. Toutes deux ont obtenu un accueil houleux à leur première, toutes deux se jouent en un peu plus de deux heures sans entracte, mais leurs points communs s'arrêtent là. D'abord parce qu'à la première du spectacle de Bieito le scandale, éperonné par la presse populaire, avait atteint des proportions inédites ; ensuite parce qu'il est construit autour d'une interprétation beaucoup plus contemporaine et engagée que le travail de Thalheimer.

Bieito prend en effet au sérieux l'idée du sérail, dans lequel il ne voit pas une inoffensive rêverie orientale, mais un lieu de pouvoir, où sexe et violence sont imbriqués comme jamais. En termes contemporains, cela donne une maison close glauque à souhait, dont Sélim est le boss et Osmin l'homme de main, le premier désagréablement sûr de son pouvoir, le second goguenard et sans scrupules. Le spectacle ne manque pas de pertinence, et Bieito défend avec vaillance sa vision noire du monde contemporain, beaucoup plus présente que dans sa Carmen qui aura fait le tour de l'Europe (nous l'avions vue à Bâle) ; elle ne convainc pourtant pas totalement. Bieito ne recule pas devant la violence, mais l'usage qu'il en fait est trop simpliste, comme si la violence physique, immédiate, gratuite, suffisait à résumer les rapports de pouvoir du monde contemporain : on aurait aimé mieux percevoir l'usage de la violence comme moyen de pouvoir, et du sexe comme instrument de pouvoir, non comme simple corollaire du pouvoir. Peut-être un spectacle plus rigoureusement structuré aurait-il permis de tirer plus des hypothèses de départ de Bieito, dont le spectacle mérite néanmoins pour son audace d'être vu.

L'équipe de cette reprise 2013, qui se déroule désormais sans scandale, est largement renouvelée par rapport à la première ; seul reste l'efficace Osmin de , d'une impressionnante puissance physique qui ne fait que renforcer l'impact d'un timbre qui n'a pas la largeur communément attendue, mais remporte les suffrages grâce à la mobilité expressive de son chant, ainsi que l'acteur , qui ne recule devant rien pour rendre déplaisant son personnage. Les autres interprètes, qui ne pouvaient ignorer ce qu'ils allaient jouer, défendent la production avec une grande conviction, à commencer par (Belmonte), qui incarne ici l'aspirant qui, même en ayant pu voir de près toute la corruption du système, se précipite sur la place laissée libre par Sélim assassiné ; la voix, cependant, manque souvent de netteté et peine à donner autant de présence vocale que de présence scénique à un rôle il est vrai difficile. Le couple de valets, lui, est aussi convaincant vocalement que scéniquement, avec une impressionnante composition de en underdog prisonnier du système ; la triomphatrice est néanmoins sans conteste la belle Constance de , même si la fin de son dernier air la laisse exsangue. La troupe est emmenée par la jeune chef , auréolée d'un récent prix pour jeunes chefs d'orchestre, et depuis août dernier adjointe du directeur musical de la Komische Oper : le travail est solide, et l'orchestre hors quelques dérapages aux bois donne une bonne impression d'ensemble ; pourtant, le manque de structure interprétative et de travail de différenciation sonore ne contribue pas à mettre la partie musicale du spectacle tout à fait à la hauteur des propositions audacieuses du spectacle théâtral.

Crédit photographique : © DR

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