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Lausanne : faut-il sauver le soldat Lakmé ?

C'est la question que l'on se pose avec appréhension lorsqu'on  se rend à l'Opéra de Lausanne qui ouvre sa saison 2013-2014 avec une nouvelle production de cette œuvre qui, entre le triomphe de sa première en 1883 et sa 1500e représentation en 1960 à l'Opéra Comique, est le plus souvent cantonnée aux matinées digestives des opéras de province.

Emblématique d'une époque qui se pâmait en voyageant à moindre frais au moyen d'un billet pour l'Orient des Pêcheurs de perles, du Roi de Lahore, ou pour l'Espagne de la fabuleuse Carmen, Lakmé a donc un peu abusivement régné sur l'opéra français un quasi siècle durant, avant de faire les frais de la concurrence dans les tympans d'une époque qui a enfin écouté Les Troyens, opéra lui aussi dépaysant, mais d'un génie musical et dramatique à l'évidence autrement plus riche. (Rappelons que le jeune a travaillé sur l'enfantement berliozien douloureux des Troyens à Carthage…)

Et pourtant, la petite Lakmé, en bon petit soldat, telle la fille du paria armée de sa baguette à clochettes, continue de se battre vaillamment…  Est-elle encore de taille ? On tremble pour elle quand le rideau se lève… Surtout que l'on a cherché en vain, dans le programme, une note d'intention de , metteuse en scène chargée du sauvetage. Où va aller la jeune Hindoue ?

Le premier acte est occupé par la terre rouge de l'Inde, très vite souillée par les Anglais qui font irruption dans ce beau décor comme ils l'ont fait jadis : belle idée que ce simple bol d'offrande renversé qui fait tache sur la terre brûlée… Les choristes entrent et sortent comme des choristes. Les costumes sont sans originalité (celui de Nilakantha est une caricature de basse alla Orovese) et rien n'indique que la convention dans laquelle a presque toujours chanté la jeune Hindoue sera enfin bousculée. Surtout que la voix de , un rien pointue, voire minaudante lors des récitatifs, nous ramène, par delà le travail exemplaire de Natalie Dessay, à une époque que l'on croyait révolue…

Au deuxième acte,  un empilement métallique de récipients divers et de surcroît très bien éclairé, recrée intelligemment l'architecture des temples hindous, et permet une scène de marché efficace mais sans surprise. Cependant, peu à peu, tout autant que le célébrissime air des clochettes, où l'abattage de la Lakmé-Zerbinette de ne fait aucun doute, il apparaît alors que c'est la lumière qui prend la vedette.

Sensation qui se confirme avec un troisième acte absolument splendide à ce niveau. Il convient de saluer la hauteur d'inspiration du jeu d'orgues de ainsi que le très beau décor conçu par Caroline Ginet : la retraite où Lakmé cache Gérald est sobrement symbolisée par un arbre aux entrelacs fascinants dans lesquels la lumière va jouer sans relâche, conférant à cet acte un intérêt constant. Une référence (et pas des moindres) nous vient alors à l'esprit : Bayreuth 1981… la mise en scène du Tristan de Ponnelle et son sublime arbre du deuxième acte ! y a t-elle songé, qui donne alors à ses deux héros l'allure des amants maudits de Wagner ? Lakmé et Gérald boivent à la coupe l'eau sacrée qui doit les unir à jamais comme Tristan et Isolde le philtre de Brangäne… Grand moment assurément. Beauté du chant et magie de la lumière : nous voilà en train d'oublier que la réflexion sur les enjeux dramatiques est sommaire.

Car, pour sauver la frêle Lakmé, souvent rangée derrière les accortes Walkyrie, Traviata , Didon et autres Carmélites à la réputation sans tache, il faut certes des chanteurs, ce qu'elle a peu ou prou toujours eu, mais, en ce début de XXIe siècle, l'on est en droit de solliciter aussi le point de vue d'un metteur en scène qui en questionnerait les aspects militaristes (les propos désuets de Frédéric « Notre passion à nous tous, la meilleure : notre honneur de soldat » ou encore « La guerre a du bon ») mais surtout religieux. Or ne propose qu'un inoffensif Nilakantha d'opérette en lieu et place de l'intégriste religieux tout d'une pièce, personnage vraiment peu attachant qui, à la mort de sa fille, oublie sa vengeance vis-à-vis de Gérald, et a le privilège de conclure l'opéra avec un difficilement audible « elle a l'éternelle vie, quittant cette terre asservie. Elle est dans la splendeur des cieux ! »  Et Lilo Baur de briser alors de façon vraiment dommageable l'équilibre visuel miraculeux atteint par son troisième acte en faisant tomber le rideau sur l'image toute sulpicienne des mains jointes du prêtre qui l'a emporté sur le père en préférant voir sa fille morte plutôt que dans les bras d'un homme…

Là, et alors que l'on était peu à peu tombé sous le charme de la délicate partition de Delibes, on se dit qu'hélas, Lilo Baur, à une époque où les femmes ont encore à lutter pour garder leur liberté, n'aura vraiment pas eu à cœur de sauver le soldat Lakmé.

On l'aura deviné : le sauvetage de la jeune Hindoue aura de fait été la seule affaire des chanteurs. , , Céline Soudain sont parfaites et leurs Anglaises sont croquées avec une saveur toute cinématographique. est une Mallika opulente dont l'allure physique autant que la couleur vocale ne sont pas sans évoquer l'art d'une Sylvie Brunet. Mention spéciale à Boris Grappe en Frédéric, diseur classieux – dans la forêt de l'Acte III, on se dit qu'il serait un merveilleux Golaud. Daniel Golossov campe un Nilakantha irréprochable. est un Gérald parfait à la voix d'une merveilleuse ductilité. Quant à , on reste tout autant partagé sur ses talents de diseuse que bluffé par les passages de haute virtuosité et bouleversé par les plus lyriques. « Sous le ciel étoilé » est chantée à la perfection. « Tu m'as donné le plus doux rêve » est un modèle de subtilité. L'applaudimètre lausannois lui fait un accueil triomphal et le bonheur de la chanteuse est tel qu'elle se met alors à léviter en exécutant un adorable salut monté sur ressort ! Il faut enfin saluer sans réserve la direction extrêmement attentive à préserver de toute mièvrerie la partition, ici archi-complète, ballets compris, de à la tête de l'Orchestre de Chambre et des chœurs de l'Opéra de Lausanne.

À la question inaugurale, on a donc envie de répondre par l'affirmative, mais, on l'aura compris, à une réserve près : confier le sauvetage à un metteur en scène qui ne se contente pas d'un simple livre d'images joliment distancié qui ne dérange ni ne passionne, mais au contraire prenne à bras-le-corps les enjeux dramatiques d'une œuvre dont la joliesse surannée muée en délicatesse absolue, pourrait constituer un précieux manifeste.

Et si Lilo Baur, forte du bel environnement visuel et musical créé à Lausanne, s'inspirait du modèle bayreuthien et retravaillait sa mise en scène lorsque celle-ci sera reprise, avec des distributions quasi-renouvelées, à Saint-Étienne en novembre avant de « rentrer à la maison » (Opéra Comique en janvier) ?

 Crédit photographique : © Marc Van Appelgheim

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