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Marko Nikodijević déchaine les turbulences

C'est au jeune Marko Nikodijević, DJ, performer et compositeur serbe, installé aujourd'hui à Stuttgart, qu'était confiée la programmation de ce quatrième week-end Turbulences.

Ces deux soirées de concert aux profils singuliers permettaient de mieux cerner toutes les facettes de ce jeune trublion de la création, projetant un paysage musical entre « ténébrisme » et clarté solaire.

La thématique des ténèbres – certes en décalage avec le temps de l'Avent – nourrissait le contenu du premier concert dont la sombre trajectoire était jalonnée par les pièces sacrées à six voix du dernier Gesualdo. Les Solistes XXI, sous la direction de , étaient placés à jardin pour interpréter, en alternance avec les pièces instrumentales, quatre Répons de l'Office des Ténèbres écrits dans un style austère et grave qui ne renie cependant pas la veine expressive du madrigal et ses étranges figures, comme celles de Plange quasi virgo, qui transgressent le langage sacré.

Dans le même registre sombre, la pièce de Ephemeral & Drones pour harpe, contrebasse et percussions était directement enchaînées. C'est une grande vibration funèbre, très saisissante, concédant quelques rares trouées lumineuses, où la harpe et ses sons « zinguant » dans le registre grave – ceux de – tient un rôle central. L'écriture procède par irruptions bruiteuses, crashs répétitifs, âpres et violents, où le silence est agent d'un dramatisme puissant.

À l'Office des ténèbres répondait aussi Bouchara (Chanson d'amour) de , incantation fervente autant qu'éperdue, à la hauteur du génie du compositeur. La partie vocale écrite sur les phonèmes du mot titre est soutenue note à note par tous les instruments de l'ensemble qui lui donnent une épaisseur en même temps qu'ils en distordent le timbre, comme sous l'effet d'un modulateur en anneau. , en recherche d'énergie, et les solistes de l'EIC conduits par le chef australien , communiquaient la force émotionnelle de cette trajectoire sonore.

S'il considère Gesualdo et Vivier comme ses alter ego, la « notion d'archive » est essentielle à Marko Nikodijević qu'intéresse l'exercice de la transcription: celle de notamment, qui réécrit la Sonate n°9 d', dite « Messe noire » pour quatuor à cordes: une manière de l'entendre sous le grain singulier des archets et dans l'énergie des quatre lignes ici singularisées. Les solistes de l'EIC magnifiquement concentrés démultipliaient d'autant ces élans « vers la flamme » qui vivifient l'écriture polyphonique de cette Sonate.

Le concert s'achevait avec chambres de ténèbres/tombeau de de Marko Nikodijević, Cette oeuvre tendue, où le timbre est agent d'expression, semble évoluer de l'ombre à la lumière. Aux gestes éruptifs et cinglants des deux premiers volets fait place un registre plus clair, une sorte d'émergence presque solaire dans la troisième partie où s'exerce le geste théâtral du compositeur. Ce dernier était d'ailleurs sur scène, lors de l'entracte, dans la « Rue musicale » où il mixait en direct la musique de avec le support des lumières et de la vidéo: « des fragments de progression d'accords mis en boucle » dont il nous faisait vivre l'évolution lente sous les effets déformants d'une technologie sophistiquée.

Le Grand soir

Le temps fort de ce week-end était le Grand soir dont la première partie  était placée sous le signe des maîtres, Stravinsky, Ligeti et Mozart, remixés pour la plupart, dans la « music box » de Marko Nikodijević. Les Quatre chants de Stravinsky réinvitaient sur scène la soprano , en parfaite synergie avec les instrumentistes. Dans ces quatre perles, les timbres (flûte, guitare et harpe) et la ciselure du profil mélodique évoquant Les Noces sont une délectation pour l'oreille. Avec les solistes de l'EIC, on oscillait ensuite entre la grâce mozartienne et le raffinement ligetien. L'Adagio et le Rondo K.617 de Mozart sont des bijoux d'une délicatesse rare. Ils sont écrits par Mozart à la fin de sa vie pour glass-harmonica et transcrits pour flûte, harpe, alto et violoncelle. Ils étaient joués en alternance avec les très célèbres Bagatelles de Ligeti, indémodables car uniques en leur genre.

Music box/selbst portrait mit ligeti und stravinsky (und messiaen ist auch dabei) décrit, sans besoin de traduction, le projet syncrétique de Nikodijević. Le choix des claviers (piano, clavecin, célesta…) évoque d'emblée le Concerto de chambre du compositeur hongrois. Mais ce remix, musclé et bien ficelé, n'en est pas moins un geste de synthèse très personnel où l'humour le dispute à la virtuosité, avec tout le confort moderne.

La seconde partie visait d'avantage l'hétérogène, la juxtaposition de mondes en soi (des découvertes pour la plupart), avec des frictions esthétiques inévitables. Darkness Visible, du britannique est une transcription pour piano d'une chanson de Dowland écrite pour voix et luth. La pièce est belle dans son étrangeté et l'espace qu'elle déploie, magnifié sans aucun doute par le toucher sensible et aérien de . Si Guero, l'oeuvre pour « piano détourné » d', résonnait à bas voltage sous les doigts/gestes experts du percussionniste , N°35 (Overture) du britannique et très original Richard Ayres charriait un humour et une dérision non dénués d'éclats. Ecrite pour euphonium, deux pianos et timbales, cette pièce joyeuse et un rien foutraque revisite allègrement la « Marche nuptiale » de Mendelssohn!

Tout aussi méconnu en France, l'Américain Jay Schwarz travaille quant à lui dans le monumental et le déploiement des masses sonores, de la fréquence la plus ténue au « gros son » réverbérant ses mille particules. Music for chamber ensemble impressionnait par l'efficacité de ses processus et ses effets d'embrasement de l'espace.

Autour de minuit…

Il y a une filiation évidente entre le regretté et Marko Nikodijević qui, rappelons le, mettait le feu à la Rue musicale durant chaque entracte en mixant à la console le son des musiciens de l'EIC. Les pièces assez sombres des deux compositeurs, encadrant la transcription/transfiguration d'une Fantaisie pour violes de Purcell par Georges Benjamin, ponctuaient le Grand soir dans une clarté crépusculaire.

Cupio dissolvi est une des plus belles pièces du compositeur italien qui semblait galvaniser l'énergie du chef et  des interprètes à cette heure tardive de la soirée. Incluant une basse électrique et un clavier électronique, l'oeuvre évolue dans un espace sonore incandescent et souvent saturé où les riffs de jazz et le geste libéré de l'improvisation confèrent autant de puissance à un discours obsessionnel qui nous transportait.

Marko Nikodijević, quant à lui, immergeait l'écoute dans l'espace et le temps circulaire de la méditation avec K-hole/schwarzer horizont, Drone (with song). Le drone, pas si noir que ça, qui tournait dans la salle des concerts, est élaboré à partir de l'enregistrement d'un jeune chanteur mongol accompagné d'un instrument traditionnel. Ramenant au rituel, l'oeuvre dégageait une grande émotion et terminait en beauté ce week-end avec le turbulent Nikodijevic.

Crédits photographiques : Portrait Marko Nikodijević © Lisengericht-Fotographie; © EIC ; Marko Nikodijević © EIC

 

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