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Le Don Giovanni de Haneke : entre chien et loup

On saura gré à Stéphane Lissner d'avoir pris la parole au lever de rideau pour commenter la saturation de violence que nous vivons tous depuis les attentats des 7 et 8 janvier dernier. À l'issue d'un discours sobre et touchant, le chœur entonne un Va pensiero tétanisé par l'émotion, que la salle applaudit debout.

Quand la barbarie du réel rejoint la fiction… Pour sa troisième reprise, le Don Giovanni dans la mise en scène de s'installe à Bastille ; une évidence quand on prend la mesure du gigantesque décor de Christoph Kanter dont on a peine à croire qu'il ait pu être confiné à Garnier la première année. A la manière d'un personnage silencieux, ce décor unique dégage une présence obsédante qui contraint le regard du spectateur à le scruter pour dégager les lignes de fuite, les zones d'ombre et les motifs a priori anodins. Un lieu où les buildings barrent l'horizon, contraignent le regard et les attitudes. On y étoufferait volontiers si à de courts moments, la grande baie vitrée ne s'entrouvrait – une première fois par provocation, la deuxième pour précipiter Don Giovanni du haut de l'immeuble. Rien d'immanent ou de métaphysique dans une mise en scène en forme d'illustration de la cruauté. Le capitalisme n'est pas l'unique cible pour , tout au plus une causalité à ce besoin d'humilier et de conquérir. Les différences de rapports de classes sociales sont sans cesse surlignées comme pour justifier le comportement d'un personnage pris dans l'étau du pathétique et du pathologique.

Les paysans sont remplacés par des employés chargés de l'entretien, corvéables à merci et matériel idéal d'exploitation économique et sexuelle. Située au cœur de la nuit, l'action se déroule à l'heure où s'active le ballet des « intouchables », croisant des traders pour qui la prédation est un mode de fonctionnement naturel. On exhibe ici son Catalogo de conquêtes sur son smartphone, le flacon fait ici office d'extase et la consommation est au cœur des enjeux. De même, c'est chez Fauchon que le seduttore ira trouver de quoi faire un repas chic et improvisé.

Cette mise en scène de repose essentiellement sur un jeu d'acteur sans faille. Est-il nécessaire de préciser que la présence d' brûle les planches ? En assurant son rôle avec décontraction et assurance, il n'est guère possible de le mettre en défaut. Le fâcheux corollaire est qu'il engloutit complètement le plateau, à contre-pied de Peter Mattei qui savait parfaitement, il y a deux ans, proportionner la lâcheté et la perversion. Schrott déséquilibre le personnage en déplaçant le curseur vers une vulgarité gloutonne là où son prédécesseur savait imposer un faille psychologique, délirante et glaciale. Du coup, la capillarité du petit jeu dominant-dominé ne se diffuse pas vraiment parmi les autres personnages, nettement moins à l'aise sur le plan théâtral. Pour ne rien arranger, le décalage étrange et effrayant des personnages masqués en Mickey Mouse manque son effet de cérémonial façon Eyes wide shut de Kubrick.

Le plateau de cette première n'atteint pas l'équilibre de l'équipe précédente. La Donna Elvira de a pourtant toute la surface vocale pour satisfaire aux exigences du rôle mais les aigus contondants laissent une bien curieuse impression… Dans le couple Donna Anna () et Don Ottavio (), madame se heurte fréquemment à une justesse périlleuse (Fuggi, crudele…), tandis que monsieur parvient difficilement à maintenir son émission et son vibrato au-delà du convenable (jamais Il mio tesoro intanto n'aura paru si long à entendre). Le Masetto d' et la Zerlina de nous réconcilient enfin avec la beauté d'un chant mozartien qui semble échapper au commandeur anecdotique de . est un Leporello assez quelconque, dévoré par un omniprésent qui n'hésite pas à puiser dans des poses de crooner pour imposer une projection pourtant impressionnante.

La direction d' peine à s'imposer dans le premier acte, au-delà des pures questions de mise en place. Les décalages sont abondant, le contraignant à régler les ensembles avec une économie d'intentions sauf à mettre en péril l'équilibre. L'acte II lui laisse davantage d'espace pour s'exprimer, sans emporter le plateau vers les vertiges et les noirceurs qu'on aurait pu attendre dans le dénouement.

Crédit photo : Don Giovanni © Vincent Pontet – Opéra national de Paris

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