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Prometeo de Luigi Nono dans l’espace de la Philharmonie

L'événement est exceptionnel et marque d'une pierre blanche la saison de la Philharmonie de Paris. C'est la troisième fois, depuis sa création à Venise en 1984, que Prometeo de est donné à Paris. L'œuvre exige un déploiement considérable de forces engageant l'orchestre, le chœur et les solistes, tous dispersés dans l'espace somptueux conçu par Jean Nouvel, qui s'avère être l'écrin idéal pour une telle « représentation ».  

Prometeo est la troisième « action scénique » du compositeur vénitien. À la différence de son précédent ouvrage, Al gran sole carico d'amore de 1978 (cf notre chronique en mars 2012), Nono renonce ici à la mise en scène. Il n'y a pas de personnages non plus, pas de narration, pas de surtitres dans cette « tragédie de l'écoute » qui met l'auditeur au centre du dispositif sonore. Le livret conçu par Massimo Cacciari, ami de Nono et inscrit comme lui au Parti communiste, est un montage de textes empruntés à un corpus littéraire très riche (le Prométhée enchaîné d'Eschyle mais aussi Euripide, Friedrich Hölderlin, Walter Benjamin, …) mélangeant les langues – grec, italien, allemand – et tissant une dramaturgie très complexe et riche de sens… qu'il est impératif de lire et de méditer avant la représentation !

L'effectif colossal réunissant ce soir l'Orchestre de la WDR Freiburg Baden-Baden et l' de Freiburg est scindé en quatre groupes spatialisés de même effectif et quatre ensembles de solistes instrumentaux, eux-mêmes dispersés dans la salle. Le chœur est sur la scène, les cinq chanteurs solistes et les deux récitants dominent la situation, au second étage. Le tout nécessite une double direction. est en fond de scène, regardant les solistes, à cour, conduisant le chœur et les groupes instrumentaux.
Nono ajoute un dispositif électronique en temps réel, ce nouvel outil qu'il découvre dans les années 80, lorsqu'il est invité au studio Heinrich Strobel de Freiburg, et qui va lui permettre de redéfinir, à chaque exécution, la configuration spatiale de son « archipel ». Car le compositeur fragmente sa Tragédie en cinq « îles », augmentées d'un prologue et de deux interludes.

Ainsi, le pouvoir de l'écoute opère-t-il dès les premières minutes, à la faveur d'un équilibre des masses sonores, encore rarement atteint dans l'espace de la Philharmonie, et d'une acoustique servant toutes les finesses de la partition ; avec l'impression parfois de recevoir de plein fouet des nappes de son chutant à la verticale.
On ne saurait parler aisément de la musique de Nono, trop fragile, trop instable et discontinue, toujours cernée par le silence. L'émotion est encore plus indicible, qui nous étreint durant les deux heures quinze de cette œuvre fresque, « théâtre de la mémoire », selon l'expression de Laurent Feneyrou qui présentait l'œuvre en avant concert. Plages plus étales et continues, les deux interludes confinent au sublime. C'est dans un tempo très étiré, et sur le spectre harmonique des flûte basse et clarinette contrebasse solistes qui s'éploient dans l'espace, que s'inscrit la voix de mezzo-soprano, psalmodiant à bas régime son texte, celui de Walter Benjamin sur la « faible force messianique ». Le second interlude, ppppp possible, est uniquement instrumental, faisant intervenir les cloches de verre modulées par l'électronique, écho de la rumeur vénitienne qui hante l'imaginaire de Nono.

Rien ne vient perturber l'écoute au sein d'un ensemble extrêmement concentré et exemplaire, réagissant aux gestes très sobres et souvent très lents des deux chefs. De la volonté de Nono, l'oeuvre doit rester un espace ouvert, laissant chaque auditeur faire sa propre expérience d'écoute. Il n'y a pas de chemin dans Prometeo, pourrait-on dire en paraphrasant Antonio Machado, il faut ÉCOUTER.

Crédit photographique : (c) Harald Hoffmann/ Intermusic

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