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Cecilia Bartoli met le feu à Norma

Judicieuse idée de reprendre la Norma flambant neuve voulue par à Salzburg 2013 pour accompagner son enregistrement Decca. Après Zürich, la directrice d'école imaginée par et en lieu et place de l'habituelle druidesse fait la classe à Monaco dans l'intimité exceptionnelle de l'Opéra Garnier.

Voici un spectacle qui fait douter de l'utilité des sur-titres. Non point tant à cause des vaines arguties didascaliques face aux transpositions temporelles qu'à cause de l'évidence : le thriller gaulois ramené sous l'Occupation par Leiser et Caurier est d'une lisibilité telle que l'on retrouve comme naguère le plaisir de la seule force des images.

Silence. Rires d'enfants. Lever de rideau. Choc esthétique d'un des plus beaux décors de l'équipe Leiser/Caurier/Fenouillat : une école primaire un jour d'été. En quelques flashs d'une beauté cinématographique se nouent les enjeux de la petite histoire et de la grande autour du coup de foudre de Norma (sur le premier accord de l'Ouverture) pour l'envahisseur fasciste venu à l'école effectuer un contrôle de judéité sur une institutrice (plus tard il saccagera la bibliothèque). Des sources de lumières variées disent avec justesse le déroulé temporel (le simple actionnement d'un interrupteur laisse place à la clarté de la lune pour « Casta diva »). Les scènes plus intimistes verront ce magnifique décor amputé de la quasi-totalité de sa profondeur, un mur sombre déchiré d'éclairages tranchants glissant des cintres pour plaquer les chanteurs contre le public. D'une crédibilité confondante, le spectacle révèle enfin un opéra souvent empêtré dans les plis du manteau d'Orovese.

On restera marqué à jamais par le saisissant tableau reconstitué, pour le chœur guerrier du II, du générique du 1900 de Bertolucci  (Il Quatro Stato de Giuseppe Pellizza da Volpedo) avec les choristes et Norma bras dessus bras dessous face au public en bord de scène : l'on n'avait encore jamais ressenti, comme à ce moment, des frissons tout au long d'un numéro ! La scène finale est une des plus belles conclusions scéniques que l'on a vues depuis longtemps : Norma, tondue sous nos yeux, ligotée avec Pollione dans l'école abandonnée aux flammes !

Une date dans l'histoire du disque et de la scène

Une proposition aussi novatrice aurait-elle soulevé le même enthousiasme, ovation debout comprise, de la salle monégasque sans la présence de celle qui fut l'instigatrice de cette relecture ?  a très à cœur ce spectacle idéal, alter ego de l'enregistrement Decca où la cantatrice italienne revenait avec la même audace au plus proche des intentions originelles du compositeur : des mesures rétablies, des modifications substantielles, des instruments d'époque, des tempi plus allants et surtout le redressement des tessitures originales. La sienne, un peu plus basse, celle d'Adalgisa, devenant soprano, faisant du coup mieux comprendre le choix de Pollione, jusque là abonné à des chanteuses qui paraissaient être la mère de Norma.

À l'instar de Maria Callas dans pléthore de ses enregistrements, n'est pas idéalement entourée à Monaco : si la Clotilde de ou le Flavio enflammé de Reinaldo Macias n'appellent aucun reproche, le bronze prenant de l'Orovese de Peter Kalman est, quant à lui, légèrement terni ce soir par un aigu fatigué. Le Pollione de est partagé entre belles couleurs dans le médium et passages en force dans la gestion problématique des aigus. Difficile de juger la jeune Rebeca Olvera qui tente ce soir un retour vocal après deux premières représentations avortées où, à l'instar de Chéreau en 77 à Bayreuth, elle joua le rôle doublée en bord de scène par Eva Mei. Ce soir encore, un début d'Acte I sur le fil de la voix la force à laisser réapparaître une seconde doublure, Lucia Cirillo, idéale Adalgisa juvénile de cette nouvelle version enflammée par un transcendant d'engagement ainsi qu'un orchestre, , aux couleurs nouvelles parfaitement contrôlées (passé un nécessaire temps d'adaptation) par un qui a l'élégance de faire applaudir Bellini en brandissant par deux fois la partition du chef-d'œuvre.

Corps et voix, Cecilia Bartoli est Norma de bout en bout. Que ce soit de dos sur la première image, crucifiée sur le mur en fin du I, ou ravagée, le regard dans le vide, assise au début du II, sa silhouette-caméléon fait merveille en Anna Magnani dévorée par la folie de la passion. La voix est un miracle de gestion, d'une intelligence qui ne donne jamais le sentiment d'une performance, enterrant définitivement l'ère du Divo assoluto pour qui la seule main sur le cœur fait office d'incarnation. « Casta Diva » est l'épreuve du feu, franchie avec une infinie douceur, avec le naturel de vocalises sans effort. Cette Norma devenant Médée est sœur de Callas chez Pasolini. Silencieuse ou chantante, spectaculaire et humble à la fois (attention envers ses partenaires incluse), Cecilia Bartoli est la diva rêvée, qui donne autant au spectacle que celui-ci le fait en retour, qui a compris qu'un metteur en scène n'était pas un ennemi, faisant taire le vieux débat toujours à l'œuvre autour du respect littéral des livrets.

Après cette Norma incandescente au propre comme au figuré, l'on ne peut se départir, en quittant Monaco, du sentiment que Maria Callas n'aurait pas fait mieux et que l'Âge d'or, c'est peut-être maintenant.

Crédits photographiques : © Hans-Joerg Michel/ Alain Hanel

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