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Entre Eschyle et Fragonard, Ariadne auf Naxos à Nancy

En plaçant Ariane à Naxos entre tragédie grecque et pastorale du siècle des lumières, réalise intelligemment l'impossible synthèse des influences disparates de cet opéra composite. Au sein d'une distribution réussie brillent tout particulièrement la somptueuse Ariane d' et la fraîche et pimpante Zerbinetta de .

Oeuvre atypique et déroutante, Ariane à Naxos commence par un prologue qui, dans la résidence de « l'homme le plus riche de Vienne », décrit les préparatifs d'une représentation privée de l'opéra qu'il a commandé afin d'agrémenter la soirée qu'il donne pour quelques invités triés sur le volet. L'occasion pour de régler quelques comptes avec les contraintes de la création artistique et l'ego parfois surdimensionné des chanteurs. L'opéra en un acte suit en seconde partie et conte le désespoir d'Ariane, abandonnée sur l'île de Naxos par Thésée. Menée par Zerbinetta, une troupe de commedia dell'arte tente en vain de la dérider ; Ariane n'espère plus que la Mort en la personne d'Hermès. Mais c'est le jeune dieu Bacchus qui se présente et qui saura réveiller en elle le sentiment amoureux. Pour les metteurs en scène, s'attaquer à Ariane à Naxos est une gageure exaltante mais souvent une tunique de Nessus. Comment rendre lisible le Prologue avec ses incessantes entrées et sorties et sa « conversation en musique » faite d'une succession rapide de courtes répliques ? Comment animer l'opéra lui-même, pratiquement dépourvu d'action dramatique, mélangeant les genres serio et buffo et se concluant par un très long duo aux accents wagnériens ?

Pour le Prologue, a opté pour la simplicité et la fonctionnalité : une paroi immaculée et trois portes frontales laissant entrevoir des univers changeants. Les costumes de Michaela Barth s'attachent à différencier les intervenants : classique complet trois pièces pour le Maître de musique et le Compositeur, tenue de pop star et coupe iroquoise pour le Perruquier, sosie de David Bowie pour le Maître à danser, peignoir pour la Primadonna et le Ténor qui sort de sa douche et, déjà, robe champêtre très XVIIIème siècle pour Zerbinetta qui manque de peu d'en venir aux mains avec la Primadonna. Coincées dans l'espace restreint de l'avant-scène, les allées et venues demeurent pourtant confuses et cette succession de portes qui s'ouvrent et se referment en claquant donne une tonalité vaudevillesque qu'aurait certainement reniée le librettiste Hugo von Hofmannstahl. Seules les interventions parlées du Majordome (l'excellent et impeccablement cassant Volker Muthmann) depuis différents endroits de la salle ou des balcons, où il se déplace avec une vitesse étonnante, apportent un peu de variété. Et ce n'est pas parce que le Compositeur souhaite à la fin qu'on le « laisse mourir de froid, de faim » qu'il fallait trivialement le faire s'enfermer dans un frigo.

Avec l'opéra lui-même, tout change. Le décor de Paul Zoller matérialise bien l'opposition de deux univers straussiens comme de deux facettes de l'éternel féminin. D'un côté, Ariane, figure tragique de l'épouse délaissée mais fidèle jusqu'à la mort, vit comme Elektra dans un monde antique, noir et sombre, où les nymphes en haillons s'agitent à astiquer un tombeau. De l'autre, la volage Zerbinetta et ses compagnons occupent un espace pastoral à la Watteau avec ses hautes frondaisons colorées et ses perruques poudrées, évoquant le XVIIIème siècle du Rosenkavalier. Et quand Zerbinetta s'installe sur une balançoire fleurie pour chanter son grand air, c'est le célèbre tableau de Fragonard « Les Hasards heureux de l'escarpolette » qui est explicitement cité. Le contexte de commande n'est pourtant pas omis ; le riche mécène viennois et ses invités dînent dans le foyer dès l'avant-spectacle, s'installent dans les loges d'avant-scène pour jouir de l'opéra et viennent sur le plateau à la toute fin se prendre en photo avec les artistes.

Après avoir abordé le rôle à Chicago puis face à Jonas Kaufmann à Munich, où elle remplaçait Anja Harteros, est une Ariane d'exception. De format wagnérien, la voix reste opulente et enveloppante sur toute la tessiture, jusque dans des aigus charnus et puissants. Le tragique à l'antique de ses lamentations et l'envolée lyrique du duo avec Bacchus la montrent à son meilleur. Sans ostentation, la Zerbinetta de , d'un parfait naturel et d'une aisance vocale et scénique remarquable se situe sur les mêmes cimes. Avec elle, les suraigus restent d'une pureté limpide et « Grossmächtige Prinzessin » donné dans un sourire dépasse de loin, en séduction comme en fraîcheur juvénile, la simple démonstration de virtuosité. En Compositeur, voit son joli timbre de pur mezzo quelque peu malmené par la tension de l'aigu et une certaine réserve dans la véhémence.

Dans le rôle réputé inchantable de Bacchus, assure avec brio une réponse à la hauteur de son Ariane. Quoique peu favorisé par la mise en scène qui ne lui donne rien à faire, il en a le format vocal, l'héroïsme et le caractère péremptoire de l'aigu. Parmi les comparses de Zerbinetta, on remarque notamment l'Arlequin poétique et mesuré de tandis que retient l'attention au Prologue en Maître de musique très soigné et au timbre chaleureux. Toutefois, comme dans le cas du trio des Naïades, l'appariement de voix à la personnalité marquée et à la stature conséquente fait perdre en équilibre et homogénéité des ensembles.

A la direction, a fort à faire pour maintenir la cohésion de l'. Le caractère chambriste de la partition et son corollaire d'association de solistes surexposés pose en effet quelques problèmes d'homogénéité et de fusion des timbres aux instrumentistes. C'est surtout le cas au Prologue. Dès la seconde partie, et surtout dans la montée agogique du duo final, l'orchestre retrouve avec bonheur ses capacités de plénitude, d'intensité et de brillant.

Crédit photographique : (Ariadne) / (Zerbinetta), (Arlequin), Alexander Sprague (Sacaramouche), Jan Stava (Truffaldino), Christophe Berry (Brighella) © Opéra national de Lorraine

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