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Entre mémoire et création au festival Musica

Tendant une oreille nostalgique vers la génération des sixties, le 2018 n'en regarde pas moins vers la musique d'aujourd'hui, avec huit créations françaises et trente-sept nouvelles œuvres. Neuf d'entre elles naissent sous les doigts du pianiste au sein d'un projet aussi séduisant que risqué où l'écriture de la contemporaine dialogue avec le Debussy de la modernité.

Les challenges d'

Le projet renvoie à celui de 2012 où, pour les 150 ans de la naissance de Debussy, le pianiste aventureux avait eu l'idée de croiser les vingt-quatre Préludes avec vingt-deux pièces en création qu'il jouait en alternance. Il relève le défi avec la même énergie pour le centenaire de la mort du compositeur. C'est le corpus des douze Études, le plus abstrait sans aucun doute, qu'il offre cette fois « en pâture » à dix compositeurs (renouvelés en partie), témoignant de leur filiation avec le compositeur de La Mer.

Si la majorité des pièces regarde vers le piano debussyste, en matière d'espace résonnant, de fluidité voire de virtuosité digitales, certaines se conçoivent en fonction de leur position au sein des douze Études : Pour les septièmes (entre les études 4 et 5) titre le britannique . Dans Répéter… Opposer (entre 9 et 10), prend Debussy « au mot », s'intéressant au geste et au mouvement qui métamorphosent la matière sonore. Dans Passage, combine astucieusement le matériau des Études 11 et 12, anticipant la dernière (Pour les accords) avec une énergie presque rageuse. Pour le majeur, du facétieux , engage sous les dix doigts du pianiste un mouvement de gammes donnant l'illusion de monter à l'infini. Sebastian Rivas brouille les pistes avec Étude de brouillard dont l'écriture « musclée » au large spectre sonore prend une allure improvisée. Debussy demeure, et ses « lumières spéciales », dans Éclipses de , une pièce étonnante où la pédale tonale du piano reste enfoncée, gage de la richesse du spectre sonore. Franck Bedrossian transgresse le modèle dans Pour les corps électriques où le compositeur ès saturation met à l'œuvre une transformation en temps réel du son sans le recours de l'électronique. Le piano a été préparé (feuilles d'aluminium, touches bloquées, accessoires non identifiés dans les cordes de l'instrument…) et l'interprète a mis ses mitaines pour l'exécution « furioso » d'une pièce franchissant les limites par excès de résonance. D' enfin, Tombeau de Debussy est sans aucun doute le plus bel hommage rendu au maître de la modernité. Avec cette autorité du son qu'a le compositeur et le rythme obstiné d'une danse lente où se profilent des cariatides antiques, Dufourt fait tinter lointainement des cloches avec la gravité et l'élégance qui siéent au musicien de la résonance.

Observant une concentration qui sidère, habite chacun des univers sonores autant qu'il sert la musique de Debussy. Des six Études du Premier livre ressort davantage la fluidité du jeu du pianiste au détriment du timbre et des plans sonores que l'usage d'une pédale généreuse tend à niveler. On a préféré l'interprétation du Deuxième livre où la palette des couleurs s'enrichit et le geste de l'interprète se libère, laissant apprécier la brillance des aigus et l'élégance du trait, prenant parfois une acuité nouvelle face aux sonorités d'aujourd'hui.

Les archets du Quatuor Tana

À l'Auditorium de France 3 Grand Est, le concert du Quatuor Tana affiche deux créations mondiales au côté du Quatuor n°1 de Ligeti, une œuvre que les quatre musiciens affectionnent tout particulièrement.

Dans Le livre des songes, cinquième quatuor de , le lyrisme quasi brahmsien et la rhétorique de l'écriture des premières pages ne sont que fausses pistes, au sein d'une musique qui en efface rapidement les contours. L'énergie cinétique est à l'œuvre dans ce maelström sonore charriant un matériau hétérogène que Meïmoun conduit avec un sentiment d'urgence qui capte l'écoute. Les Tana s'engagent cordes et âme dans cette trajectoire du rêve qui s'estompe in fine, comme par enchantement. Né d'une même problématique, celle d'un héritage musical tout à la fois convoqué et réinventé, Other voices d' n'engendre pas moins un univers sonore aux antipodes du précédent. Musique délicate, aux échos bruités et aux lignes ployantes, l'œuvre joue sur les émergences fluctuantes (cernes mélodiques ou jaillissement plus impulsif) de musiques stockées et filtrées par la mémoire. L'alliage des cordes et du sifflement très doux des interprètes confère un lissage et une sensualité du timbre rares : peut-être celle des shōs japonais dans la musique raffinée du Gagaku dont l'étrange beauté semble ici rejaillir.

Le Quatuor n°1 de Ligeti « Métamorphoses nocturnes » composé en 1953-54 est une musique de résistance, écrite « pour le tiroir », en pleine période de dictature communiste. C'est ce que nous rappelle Antoine Maisonhaute, prenant la parole pour présenter chaque œuvre du programme. Grâce au Quatuor Lasalle qui a créé Métamorphoses nocturnes aux côtés de Ligeti, les Tana possèdent aujourd'hui les précieuses corrections du compositeur, qui ne figurent pas sur la partition éditée. L'interprétation qu'ils nous offrent ce soir, aussi personnelle que profondément sentie, sidère par la variété des couleurs, la synergie des archets et la dialectique subtile entre rigueur des structures et liberté de la forme, pour tendre le fil qui relie ces dix-sept variations.

Thank you mister Rophé

L' et leur chef investissent la scène du Palais de la Musique et des Congrès pour un concert résolument italien, culminant avec la mythique Sinfonia de .

De tout d'abord, l'émouvant Fiori di fiori, remarquablement interprété ce soir, est un hommage à Frescobaldi (Fiori musicali), et à l'orgue que pratique également le compositeur. C'est dans le rapport intimiste et presque tactile avec son instrument (souffle, craquement, sons éoliens…) que Filidei élabore une trajectoire sonore dall'niente all niente. La citation frescobaldienne qui émerge à trois reprises semble se volatiliser dans l'air sous l'action des rhombes qui tournent en continu. Dans Dentro non ha tempo, son compatriote invoque quant à lui Mozart, citant les trois premières mesures de l'Ouverture de Don Giovanni : étirées, anamorphosées, elles infiltrent la partie centrale aux dimensions spectrales. en conduit de main de maître l'écriture aussi dense qu'exigeante.

On lui doit également le parfait équilibre instauré ce soir entre les huit voix amplifiées – inégalables – et l'orchestre pléthorique de Sinfonia de Berio (1968-69). Unique autant qu'emblématique des années 60, l'œuvre-monde charrie une somme de matériaux hétérogènes (sources littéraires et citations musicales, échos de Mai 68…) répondant au désir jamais assouvi chez Berio d'embrasser la totalité des sources et la pluralité des genres. L' en grande forme sous la ferme direction de son chef en donne une interprétation exemplaire, où la précision des contours le dispute à l'acuité des timbres et la sensualité des voix qui s'y agrègent.

Crédits photographiques : © festival Musica

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