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Juditha triumphans par Jordi Savall : le triomphe des femmes

Avant Paris et Barcelone, a étrenné à Beaune une audacieuse version du chef-d'œuvre de Vivaldi entièrement dévolue à une distribution féminine.

Et si Juditha triumphans « oratorio militaire sacré » était aussi le seul opéra de Vivaldi ? À chaque audition du seul oratorio rescapé de l'abondant corpus du célèbre compositeur, l'on se dit qu'avec son inspiration constante (quelle enfilade de numéros irrésistibles !), la lisibilité de son scénario, il fonctionnerait bien mieux que les opéras alambiqués du prêtre roux dont la viabilité scénique, régulièrement remise en question, n'a pas encore attiré le regard de nos plus grands metteurs en scène.

Tiré par Giacomo Cassetti du Livre de Judith (quatrième des évangiles apocryphes), Juditha Triumphans devicta Holofernis Barbarie célèbre le courage d'une femme qui, dit-on, parvint à mettre fin au siège de la ville de Béthulie par les Assyriens en séduisant puis décapitant Holopherne, tête stratégique de l'armée de Nabuchodonosor. Au plus près d'Antonio, Savall transforme cette œuvre composée en 1716 pour les orphelines de l'Ospedale della Pietà de Venise en un très opportun manifeste féministe. Il sertit la séduction sonore des cinq femmes solistes d'un formidable aréopage choral de douze chanteuses (engagées jusqu'au par cœur) de sa Capella Reial de Catalunya. Il n'aurait plus manqué que , s'alignant sur la distribution vénitienne originelle, évinçât de ses effectifs tout ce qui pourrait ressembler à un homme, pour que l'authenticité historique fût complète. Ce n'est pas le cas, restant ce soir attaché à l'ensemble latin qu'il a créé avec Montserrat Figueras en 1989.

La plénitude sonore de ce précieux compagnon de route, inversement proportionnelle, en terme de spectaculaire, à l'économie de moyen de sa direction, est soulignée par le luxe auditif de premier choix de quatre théorbes, jouant parfois de concert. Passé quelques secondes d'adaptation à l'acoustique très réverbérante de la Basilique Notre-Dame de Beaune (qui en a pourtant entendu d'autres), le voyage musical de 2h30 n'engendre pas un instant d'ennui. Ne rompant qu'à de très brefs moments le discours (les récitatifs naissent des airs et vice-versa), fait ressortir les nombreuses trouvailles de la partition, ainsi cet ineffable moment de grâce suspendu du dialogue de Judith avec le salmoé (chalumeau) obligé de , que les notes répétées de l'orchestre scandent avec une délicatesse bouleversante.

Judith est le triomphe de . Le rôle conviendrait-il particulièrement aux chanteuses venues du froid (on n'a pas oublié la Birgit Finnilä de l'enregistrement Philips qui nous révéla Juditha Triumphans) ? La chanteuse norvégienne séduit par l'indéfectible chaleur de moyens qui n'en imposent jamais, comme par son attention aux autres. Quant à , merveilleux Vagaus, pour lequel Vivaldi semble avoir réservé le meilleur de son inspiration, elle s'empare en douceur des vocalises de Matrona inimica jusqu'à l'impressionnante véhémence de celles d'un Armatae face (tube des années 80 sur France-Musique) désespéré qu'elle quitte quasiment en larmes. L'Abra de fait autre belle impression notamment avec la pureté paisible des sauts vers l'aigu de Fulgeat sol frontis decorae, ou encore le beau hiératisme de son dernier air. À côté, l'Holopherne de et l'Ozias de , bien que parfaitement captés, feraient presque pâle figure, mais on imputera ce sentiment partial au compositeur de cet opus à la gloire des femmes.

Crédit photographique : © Lena Lahti

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