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Coup double en blanc et noir pour le duo Ancelle-Berlinskaïa

Le duo Ancelle-Berlinskaïa nous gratifie d'une double parution dans le répertoire pour deux pianos : deux albums conçus en miroir l'un de l'autre, consacrés respectivement au Paris de la Belle Époque, et aux derniers romantiques russes.

Après quelques volumes très remarqués consacrés à des transcriptions pour deux pianos des sonates Liszt ou d'extraits des grands ballets de Prokofiev, et nous reviennent avec ce double projet cette fois consacré à la littérature originale pour deux pianos. Le propos est similaire, et le pari réussi : dans des interprétations léchées permettre de découvrir, en écho ou en contrepoint à une œuvre maîtresse de chaque répertoire d'autres pages caractéristiques bien moins connues contemporaines ou d'esthétiques voisines.

Le disque consacré au versant français permet de mettre le prémonitoire et très pessimiste, malgré sa facétie, En blanc et noir de Debussy en (déjà lointain) écho à toute une époque définitivement disparue par la coupure historique et esthétique imprimée par la Grande Guerre. Le programme en est très adroitement conçu : ainsi, la Valse carnavalesque op. 73 (1894) de , placée irrésistiblement en début de disque, enjouée et fantasque trouve-t-elle une réminiscence très nostalgique en ces douze valses du Ruban dénoué de , composé durant le conflit en hommage à un monde alors en totale décomposition. Sont associés pour deux courtes suites, deux compositeurs en devenir au tournant du siècle, l'une d'inspiration librement fauréenne due , l'autre, inédite au disque jusqu'à présent, de plus néo-classique déjà sous des auspices très chorégraphiques. Le duo franco-russe nous donne de toutes ces pages des interprétations bien campées, très agréablement captées dans une perspective plus globale qu'analytique, magnifiées par un jeu varié, tantôt très solide, et « au fond du clavier » et d'une puissance quasi symphonique (Chaminade, Aubert) tantôt plus subtil par ses éclairages en demi-teintes. Peut-être ces belles interprétations ne font-elles pas oublier les versions concurrentes même pour les pages les moins fréquentées (Bernt Forstberg et Peter Jablonski – DGG – pour le Chaminade, en guise d'intermède du récital « Mots d'amour » d'Anne-Sophie von Otter, le duo Tal-Groethuysen , dans leur intégrale de la musique pour deux pianistes de Koechlin – Sony- , et surtout pour le Ruban dénoué de Hahn, la version un tantinet plus précise rythmiquement et bien plus ambiguë émotionnellement de Huseyin Sermett et – Valois à rééditer), on connaît aussi des « En blanc et noir » plus ludiques et tragiques à la fois (Kovacevich- Argerich, Decca) ou plus prémonitoires (Maurizio et Danielle Pollini, DGG, en complément délicieux à un décevant Second livre des préludes). Mais ne boudons pas notre plaisir et en ce CD, le tout vaut in fine plus que la somme des parties, tant par la générosité du programme que par la complémentarité stylistique des pages.

La Suite n° 2 pour deux pianos op. 17 (1900-01) de centre névralgique de l'album récital romantique russe est de pair avec le célébrissime Concerto pour piano n° 2, l'œuvre de la « résurrection » du compositeur après la dépression profonde induite par la création catastrophique de sa première symphonie. Si et en donnent une version puissante (alla marcia) et architecturée, fouillée et symphonique à la fois, il y manque sans doute l'ivresse digitale dans la preste tarentelle finale de l'historique version d' en compagnie de Yakov Zak ou l'électrique pulsation des différentes gravures de , entre autres avec (Philips-Decca) ou (Warner). Les copieux et rares compléments de programme, certes beaucoup plus tardifs, attireront davantage encore l'attention du mélomane et du collectionneur. Les Deux pièces op. 58 de Nikolaï Medtner, composées en exil à Londres durant la Seconde Guerre mondiale connaissent ici leur version de référence moderne : l'interprétation de la danse russe liminaire supporte aisément la comparaison avec la gravure historique du compositeur – en compagnie de rien moins que (Naxos) – et le Chevalier errant au-delà de la netteté de trait et de sa finition pianistique campe une allégorie d'exil de l'artiste vraiment poignante. Plus rare encore, la Fantaisie pour deux pianos op. 104, d'un alors directeur du conservatoire de Petrograd en pleine guerre civile russe (1922-23), évoque plus d'une fois l'orchestre, qui était la destination sans doute finale de ce triptyque jamais orchestré malgré des indications d'instrumentation à la marge. Sous les doigts experts du duo, la finesse du travail polyphonique démêle les écheveaux sonores les plus complexes avec une exacerbation des couleurs des deux claviers.

Pour ces pages rares et assez essentielles du style tardif de leurs auteurs, voici de ces deux albums le volume à acquérir sans doute en priorité et que nous recommandons le plus chaleureusement.

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