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Coffret historique Berlioz, ou l’art en mono des grands pionniers européens

Cascavelle réunit une sélection d'enregistrements de l'œuvre berliozien réalisés de 1950 à 1962, soit juste avant l'arrivée de la stéréophonie et de la nouvelle vague interprétative incarnée par Colin Davis. Ce coffret est en quelque sorte une photographie de l'art des derniers grands pionniers du XXᵉ siècle, de Cluytens à Scherchen, et qui à ce titre ne doivent pas être oubliés.

Cette large sélection en 11 CD éclaire une période discographique négligée pour de multiples raisons (prises mono, qualité précaire des captations de concerts, interprètes parfois mésestimés). On y (re)découvre des Français et des Belges qui jouent comme des Allemands, des Allemands comme des Français, des Français comme le peuple et des Anglais comme des saints. On entend aussi les géants de la direction qui régnaient depuis les années 20 et allaient tous disparaître dans les années 60, Beecham dès 1961, Monteux en 1964, Cluytens (le seul à être né au XXᵉ siècle) en 1967, Munch et Scherchen en 1968.

Pièce archétypale, la Symphonie Fantastique est honorée par deux captations de concert de grand intérêt, /Concertgebouw (Vienne 1962) et /Boston (Tokyo 1960). Monteux, c'est la désolation sublime, les balancements du cœur, l'élégance et le chant (la Scène aux champs !), où la large respiration n'exclut pas les coups d'éclat. Munch, c'est la fougue jusqu'à la brusquerie, l'amant colérique entre l'extase et l'abattement, une marche au supplice conduite au pas de course. Quelle flamme ! Et sous la baguette de ce chef volcanique, le Songe d'une nuit de Sabbat apparaît comme rarement l'inspirateur direct de la Nuit sur le Mont chauve, composée 37 ans plus tard…

Le Harold en Italie de William Primrose et Thomas Beecham/Royal Philharmonic enregistré en 1951 pour EMI est un classique qui a toute sa place dans ce coffret. Le jeu altier de Primrose, la vitalité et le sens du théâtre de Beecham se complètent pour composer un tableau proche de la folie (l'Orgie des brigands) qui fera paraître les versions ultérieures (notamment la plus fameuse d'entre elles signée Colin Davis/Nobuko Imai, Philips) bien sages. Les compléments orchestraux ne manquent pas d'intérêt, que ce soit l'ouverture chantante et impulsive du Corsaire par Beecham/Royal philharmonic (on n'est pas très loin de l'ambiance musicale du Pont de la Rivière Kwaï, antérieur de quelques années), les ouvertures grand style de Benvenuto Cellini et Béatrice et Bénédicte qu' et l'orchestre de l'Opéra de Paris tirent vers Beethoven et l'Allemagne (ce qui peut surprendre mais au fond n'est pas plus hors sujet que les démarches actuelles dites « historiquement informées »), ou encore et un qui donnent en 1959 dans l'Invitation à la valse de Weber arrangée par Berlioz, un résultat pétulant et superbement équilibré entre clarté française et densité germanique. N'oublions pas les pages orchestrales des Troyens, par / qui interpellent l'oreille par la typicité des vents français et par le choix d'avoir inclus le Pas d'esclaves nubiennes, page avec chœur qu'on peut soit décrier comme le comble du kitsch colonial IIIᵉ Empire, soit rattacher à l'intérêt précurseur de Berlioz aux musiques extra-européennes.

Hormis les trois opéras qui sont absents du coffret, on retrouve les grandes pièces religieuses ou pour le concert. Le style de dans Les Nuits d'été est très marqué fifties et l'orchestre de Cincinatti n'a pas de personnalité, mais le travail de remasterisation est soigné et la soprano belge n'en est pas moins un jalon important de la reconnaissance de Berlioz. De la mezzo-soprano également belge , on regrette de ne pas entendre plus que ces six minutes où elle interprète Didon. Passons rapidement sur le Roméo et Juliette en concert certes emporté avec , mais la prise de son précaire et la diction datée ne sont pas compensées par un fini orchestral qui n'est que relatif. La Damnation de Faust avec un de 87 ans à Londres est plus intéressant même si la qualité sonore laisse encore plus à désirer. On a connu plus méphistophélique que mais quelle clarté d'articulation ! en Marguerite se distingue et la scène « Allons, il est trop tard » frappe par le souffle et la jeunesse vocale de la chanteuse, alors âgée de 35 ans. L'Enfance du Christ par /Société des Concerts du conservatoire a le mérite d'être une version pionnière, mais la tradition symphonique alourdit trop l'instrumentation et en atténue le charme. pourrait être un Hérode plus hanté mais quel beau chant, et exhale en Narrateur une religiosité vintage qui a le mérite de l'authenticité.

Ce sens particulier du religieux, on le retrouve dans le Te Deum de Thomas Beecham. La prise de son lointaine manque d'impact, mais on ressent que le était biberonné – comme tous les chœurs anglais – aux cantiques. Thomas Beecham n'est pas homme à sombrer dans le saint-sulpicien, et son Judex Crederis a un je-ne-sais-quoi de Pump and Circonstances, tandis que les caisses claires du Quaerens me conclusif démontrent avec une vigueur quasi militaire la convergence toute berliozienne du religieux et du profane. Pour un peu, on serait prêt à entonner en bis le Rule Britannia !

Plus idiomatique est le Requiem par , dont le Dies Irae et le Sanctus avec un aérien sont à marquer d'une pierre blanche. Le Chœur de la Radiodiffusion Télévision Française vit intensément cette musique dramatique et en exprime l'ancrage révolutionnaire et populaire. Que l'on soit pour ou contre l'acte symbolique de faire entrer un premier musicien au Panthéon français et en particulier, cette interprétation fait entendre le peuple et son humanité. Et elle fait réaliser à quel point les hommes politiques français qui se sont succédé pour refuser à Berlioz cet honneur national n'ont rien entendu à sa musique. Aucun d'entre eux n'y a donc entendu tout le peuple qui gronde et qui s'amuse, ses croyants et ses brigands, ses amoureux fous et ses poètes ? Que leur faut-il donc ? N'est-ce pas suffisant que Berlioz ait transfiguré le peuple en musique, qu'il l'ait recréé à la fois trivial et idéal, et en cela universel ? Qu'il ait su transformer l'héritage de la Révolution française et le sublimer par Virgile et Shakespeare, Beethoven et Goethe ? Qu'après avoir été fécondé par Gluck, il eut aidé le génie musical russe à trouver sa propre liberté artistique, tissant ainsi un lien indéfectible entre les cultures germanique, latine et russe, là où les dirigeants politiques ont conduit ces trois peuples dans les plus grandes catastrophes ?

Ce coffret fait mieux que restituer une période disparue et oubliée de l'interprétation berliozienne, elle fait entendre et comprendre comment Berlioz a été de son vivant et tout au long du XXᵉ siècle l'artiste non pas d'un pays mais d'un continent, l'Europe. Et s'il n'est pas au Panthéon de la France, c'est peut-être en effet que ce monument national est taillé trop petit pour lui.

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