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Saül de Haendel par Barrie Kosky, la démesure au Châtelet

Distribution de choix, mise en scène haut en couleurs, partition aux multiples potentialités dramatiques, tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette occasion un spectacle exceptionnel.


La question de la représentation scénique des oratorios de Haendel, ouvrages dramatiques non conçus pour une réalisation visuelle, n'a pas fini de faire parler d'elle. Le spectacle haut en couleurs de , créé pour le festival de Glyndebourne en 2015, repris in loco en 2018 et donné aussi en Australie au festival d'Adélaïde en 2017 et à Houston en octobre de l'année dernière, aura en tout cas relancé le débat. De fait, le metteur en scène n'hésite pas à surcharger le plateau et à jouer la carte du grand spectacle, battant définitivement en brèche l'idée selon laquelle les oratorios de Haendel seraient d'un statisme et d'une austérité incompatibles avec la scène. On retiendra ainsi de la première partie deux immenses tables, disposées différemment d'une scène à l'autre, tantôt recouvertes de riches natures mortes ou même des solistes et des personnages du chœur créant ainsi des effets de masse à la fluidité saisissante, tantôt dépouillées sur un fond noir dont les colorations sépulcrales contrastent avec le blanc dénudé de la nappe. Dans cette esthétique de l'excès, Kosky ne recule pas devant la caricature, autant dans la gestuelle quelque peu outrée de certains de ses personnages – la fière et méprisante Merab, la figure incongrue et pour le moins « queer » du Grand-Prêtre – que dans le faste de somptueux costumes partiellement inspirés du XVIIIᵉ siècle. Certains chanteurs n'hésitent pas à saturer la déclamation vocale, allant jusqu'à recourir au cri ou au borborygme, voire à l'introduction de séquences parlées très fortement appuyées : « I'm – not – mad », « I – am – the – King », déclame le roi Saül une fois avoir, tel un roi Lear en perte de ses derniers repères, définitivement sombré dans la folie. À l'inverse, le spectacle sait également jouer la carte de la sobriété, notamment au cours de la deuxième partie dont le caractère méditatif se prête davantage au dépouillement et au recueillement que les festivités et les premiers troubles de la première. La scène de la sorcière d'Endor, laquelle surgit de la terre dont elle donnera à Saül le lait de la transfiguration finale, la marche funèbre et les lamentations qui suivent la mort de Saül et de Jonathan, sont autant de moments forts qui donnent lieu à de puissantes images. Certaines resteront longtemps gravées dans les mémoires. La couleur noire du plateau, les irisations anthracites d'une toile de fond qui accentue la proximité avec le public, le tapis de bougies au milieu duquel évoluent les personnages, sont autant d'éléments qui captivent l'œil d'un spectateur déjà envouté par la beauté ensorcelante de la musique. Sur le plan purement dramatique, Kosky ne néglige pas la direction d'acteurs au profit de la seule obsession de l'élément visuel : l'ambiguïté de la relation entre David et Jonathan est évoquée puis finalement résolue, celle du possible lien incestueux entre Saül et Merab restant en revanche en suspens. Le couronnement final de David, vêtu comme l'était Saül en début du spectacle, laisse également planer quelque doute sur l'issue heureuse du dénouement.


Les interprètes réunis sur le plateau se prêtent tous pleinement au jeu de la démesure. Un des rares rescapés de la production originale de 2015, est un Saül halluciné qui sait montrer toutes les facettes de la maladie mentale tout en proposant du vieux roi une incarnation vocale parfaitement accomplie. On retrouve à ses côté la Sorcière de , chanteur lui aussi présent d'une reprise à l'autre aux côtés de son partenaire. Initialement distribué dans les quatre rôles du Grand-Prêtre, de Doeg, d'Abner et de l'Amalécite, se retrouve aujourd'hui promu en Jonathan dont il a certes l'ardeur scénique mais non la suavité vocale qu'on attendrait de ce personnage touchant entre tous. Remplaçant au pied levé son collègue , qui a néanmoins tenu ses quatre rôles sur scène, le jeune a fait entendre depuis la fosse d'orchestre une voix de ténor pleine de promesses. Idéalement distribuées, les deux filles de Saül sont confiées pour l'altière Merab à une des grands soirs, au médium fourni et aux aigus tranchants, et pour la douce Michal à la jeune soprano , dont la voix limpide et lumineuse incarne à la perfection le naturel et la fraîcheur de la jeune femme aimée de David. Ce dernier est interprété par le jeune Sud-africain , qui pour beaucoup sera une révélation dans un des rares rôles majeurs de Haendel spécifiquement écrit pour un contreténor. La beauté de ses lignes, la vaillance de ces coloratures pour ne rien dire de son engagement scénique, sont autant d'arguments pour que ce jeune interprète compte aujourd'hui parmi les contreténors marquants de la jeune génération. Constituant un chœur ad hoc spécifiquement réuni pour la circonstance, les autres chanteurs réunis sur le plateau font tous preuve d'un engagement hors du commun. Sous la baguette experte du spécialiste de Haendel – lui aussi costumé et occasionnellement présent sur le plateau –, autant les choristes que les instrumentistes des Talens Lyriques déploient une énergie qui rend justice aux richesses et aux mille beautés d'une partition qu'on a toujours autant de plaisir à réentendre. La valeur ajoutée de cette excellente mise en scène aura ce soir indubitablement contribué au bonheur de tous.

Crédit photographique : © Patrick Berger

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