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Fêtons l’année Beethoven avec Cyprien Katsaris

Après un disque consacré à Stanisław Moniuszko, célèbre , nous entraînant dans un extraordinaire voyage de plus de sept heures de musique à travers compositions originales et transcriptions.

Ce n'est pas la première fois que se lance à la poursuite des raretés du répertoire beethovénien : dans les années 1980, il fut la deuxième personne dans le monde, après Idil Biret, à avoir gravé – pour Teldec – la totalité des symphonies dans la transcription de . Cette fois-ci, au menu, figurent aussi bien des partitions phares de la littérature pour piano (comme les sonates « Clair de lune » et « Appassionata ») que des pages à peine esquissées, comme l'Introduction. Andante maestoso extraite du Quintette à cordes en ut majeur dans la transcription d'Anton Diabelli. Pour les sonates pour piano, nous en avons une huitaine, soit un quart de l'intégrale, dont Katsaris nous donne un raccourci cohérent, de la première à la dernière de ces œuvres.

Concernant les transcriptions, on notera que certaines d'entre elles sont particulièrement réussies, tandis que d'autres nous paraissent d'importance secondaire. Parmi les plus belles transcriptions, on compte notamment celle du troisième mouvement de la Symphonie n° 9, faite par . Sous les doigts de Katsaris, elle offre une atmosphère intimiste, évoquant une grande toile impressionniste, mais surtout elle permet de savourer la délicate poésie de cette page. On se délecte également de la brillantissime transcription du premier mouvement du Quatuor à cordes op. 18 n° 4, effectuée par Gustav Rösler, comme de celle du deuxième mouvement de la Sonate pour piano et violon n° 9 « À Kreutzer », due à . Pour celle-ci, on admire la vigueur et la légèreté dans les notes répétitives (par l'intermédiaire desquelles le piano imite les coups d'archet du violon), ainsi que l'intensité des arpèges.

Le programme du coffret est ordonnancé par ordre chronologique (par dates de compositions et non par celles de la publication des opus), formant ainsi un ensemble permettant de tracer l'évolution du style du maître de Bonn depuis les poétiques et chaleureuses Variations sur une marche de Dressler WoO 63 qui datent de 1782 (Beethoven n'avait alors que douze ans), jusqu'aux Quintette à cordes en ut majeur et Plaisanterie musicale sur des motifs du « Rätselkanon », élaborés dans les années 1826-1827.

Force est de constater que la période allant de 1782 à 1827 est une époque primordiale dans l'évolution de l'interprétation pianistique. Pour Beethoven, c'était assurément le facteur virtuose qui eut le plus grand impact sur le développement de la texture du piano dans sa musique solo. Parmi les progrès les plus significatifs, listons :
– la recherche d'une gamme de couleurs toujours plus large par l'intermédiaire de la pédalisation, de l'enrichissement des effets de l'articulation, ainsi que de la variété des notations musicales propres à l'expression (les dernières sonates, très précises au niveau de l'écriture, en témoignent) ;
– l'élargissement de l'étendue dynamique et de la gamme des nuances dynamiques intermédiaires ;
– la découverte des qualités expressives du volume sonore et du rôle dynamique de l'accord ;
– l'épaississement de la texture à travers des figurations (comme dans les Variations n° 7 et n° 8 WoO 80) ;
– la mise en valeur d'effets renvoyant à la spontanéité et faisant de cette façon penser à une improvisation virtuose ;
– le rapprochement de la texture du piano de celle des œuvres symphoniques (un procédé perceptible dans des pages façonnées entre environ 1800 et 1815 ; la Sonate pour piano n° 23 en est le sommet).

Si, dans l'ensemble, les prestations données par reflètent cette recherche de Beethoven d'une gamme de teintes plus large, elles manquent en même temps, par moments, de cette fraîcheur qui ferait immédiatement penser à l'improvisation. Certes, le pianiste est sensuel et parfois aussi théâtral, dans le bon sens du terme. On dirait que, ces dernières décennies, son jeu a pris du poids, mais également qu'il est devenu plus opulent, qu'il a gagné en rondeur et en raffinement des couleurs, particulièrement pour les mediums graves. Dans ces interprétations, nous sommes principalement saisis par la plasticité du relief des textures, par la manière dont il joue les gammes, les trilles et les notes répétitives – très évocatrice –, de même que par le caractère réflexif voire contemplatif des morceaux (ou, pour les sonates, des mouvements) soumis à des tempos lents. Nous y savourons la douceur de l'attaque des touches comme l'ampleur de la respiration, l'humour comme le sérieux, l'élégance et la suggestivité. Quelle bravoure dans l'exécution du Rondo alla ingharese quasi un capriccio (Colère pour un sou perdu, déchargée dans un caprice) en sol majeur op. 129 ! Katsaris parvient à y garder la clarté des textures et l'intensité de l'expression malgré un mouvement follement rapide.

Dans les sonates, Katsaris nous sert un jeu refusant tout monumentalisme, jamais monolithique, axé sur la transparence des plans sonores comme sur la rigueur rythmique. On ne trouvera pas ici de mièvrerie liée à la mise en œuvre de « soupirs » ni de « sanglotement ». Nous avons, en revanche, cette constante recherche de lisibilité et de l'expressivité apte à pousser ces prestations en dehors des limites de l'écriture pour le piano, afin de rapprocher quelques-unes de ces pages au plus près de la musique symphonique. Ainsi, le mouvement final de la Sonate pour piano n° 14 est tel un volcan au début de l'explosion : furibond, fiévreux, impétueux mais sans lourdeur excessive, bien au contraire, plutôt rafraîchissant, se déployant dans un exceptionnel équilibre.

À l'inverse, certaines lectures sont curieusement statiques, centrées sur la « dimension horizontale », comme celle de la Grande sonate pour le piano d'après le Trio à cordes en mi bémol majeur op. 3 ou encore, par instants, celle de la Sonate pour piano n° 23, où l'on aurait aimé percevoir un peu plus d'allant, plus de souplesse, et une attention accrue accordée aux micro-détails de l'agogique. Serait-ce là, la conséquence d'une fatigue accumulée lors de sessions d'enregistrement trop longues ?

Prêtons aussi l'attention au côté éditorial de cette parution : le coffret est solide et soigné. Le livret, en papier craie de haute qualité, offre des informations techniques précises sur les gravures – y compris celles sur les microphones et les convertisseurs utilisés – tout autant que la présentation, par Cyprien Katsaris lui-même, des œuvres proposées. On notera que la prise de son est équilibrée et riche en harmoniques, en permettant d'apprécier pleinement le jeu du pianiste.

Voici l'une des plus belles surprises du commencement de cette année Beethoven 2020. Un événement discographique à ne pas rater.

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