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Mirella Freni, un souvenir

« Le hasard n'existe pas ». Empruntons à l'écrivain spiritualiste allemand Karl Otto Schmidt le titre de son ouvrage le plus fameux pour, non pas écrire une dissertation philosophique sur la grande soprano qui nous a quittés le 9 février, mais pour souligner que parfois, la vie vous amène à pousser des portes qui s'ouvrent sur un monde que vous ne soupçonniez pas.

Mon inexpérience en matière de musique lyrique était incommensurable. Comme tout le monde, j'avais entendu parler de , de et d' mais, à cette époque, Duke Ellington, Count Basie, Louis Armstrong et Sidney Bechet occupaient mes mémoires musicales et les rayons de ma discothèque depuis une bonne quinzaine d'années. Même si un intérêt très superficiel de l'opéra avait pu me toucher jusqu'à me procurer un coffret de Lucia di Lammermoor avec Callas (bien entendu !), j'avais quelques difficultés à partager avec mes compagnons de jazz cette naissante passion pour une musique que je croyais alors uniquement et exclusivement d'essence italienne !

C'était il y a 57 ans, plus exactement le 10 décembre 1963. L'occasion d'un voyage professionnel me porta dans un palace milanais. Devant mon désœuvrement de la soirée, le portier de l'hôtel, fort de ses nombreux contacts, me proposa un des quelques rares billets qu'il pouvait obtenir pour le mythique théâtre La Scala. Sans même savoir ce qu'on y donnait ce soir-là, trop heureux de pouvoir pénétrer dans ce temple de l'opéra, voire de pouvoir me vanter d'y être entré, je partis pour cette soirée le cœur gonflé de fierté de me trouver parmi ces spectateurs qui, d'années en années avaient entendu ce que l'art lyrique avait offert de meilleur à leurs oreilles.

Quelle soirée mes amis ! Si le disque de que j'avais acquis me ravissait, ce à quoi j'assistai ce soir-là allait radicalement changer ma vie culturelle. Je ne m'attarderai pas sur la première partie de cette soirée. Elle compte aujourd'hui encore parmi les plus extraordinaires représentations de l'institution milanaise. En effet, dans cette Cavalleria Rusticana de , la qualité de la distribution était incomparable. Avec un époustouflant en Turridù, une délirante en Santuzza et un imposant en Alfio, on ne pouvait espérer mieux. Et ce fut bouleversant comme le confirme l'enregistrement qui a été fort heureusement capté ce soir-là et transcrit depuis sur disque compact. Pris par l'émotion, encore chaviré par les chanteurs que j'avais entendus et vus en chair et en os, ému aux larmes par l'extraordinaire Intermezzo, j'ai été incapable de sortir de la salle à l'entracte. Je ne me doutais pas que j'allais vivre encore une expérience inoubliable.

Contrairement aux habitudes de nombreux théâtres, pas de Pagliacci après cette Cavalleria Rusticana. Non, L'Amico Fritz de Mascagni, un opéra que bien entendu je ne connaissais pas le moins du monde. Comme souvent à l'opéra, une histoire d'amour avec un ténor qui aime une soprano mais dont les sentiments sont contrariés par un baryton. D'ailleurs peu m'importait l'intrigue à laquelle je ne compris pas grand-chose, ni le décor kitsch d'une place de village au milieu de laquelle était planté un arbre entouré d'un banc. La musique était assez belle. Cinq petites minutes après le début de l'opéra, l'entrée de l'héroïne et les premières notes de son air me prirent au ventre. Quelle voix, quelle fraîcheur, quelle ouverture d'âme ! Je fus transporté. Un rapide coup d'œil au programme pour découvrir le nom de cette merveille : ! Jamais entendu parler. Je reposais mon programme en vitesse pour ne plus perdre une seule note de l'admirable romance « Son pochi fiori ». Un enchantement. Jamais jusqu'alors je n'avais entendu une voix aussi légère et franche à la fois. Aussi aérienne, scintillante, aussi admirablement projetée vers l'avant que mesurée dans ses pianissimi. Ses ainés, le ténor et le baryton , semblaient magnifiés par l'irradiante voix de . Subjugué par sa prestation, je me souviens être resté tétanisé à chacune de ses apparitions. Seuls me tiraient de mes songes les bravos des spectateurs. Toute cette soirée, j'attendais le prochain air de la soprano pour me délecter de cette voix gorgée des fruits qu'elle cueillait au cerisier de la scène. Était-il possible de chanter avec tant de simplicité la romance « Ah, le belle ciliegie » ? L'avenir de Mirella Freni a répondu à cette question.

Le hasard n'existe pas ? Ma passion pour l'opéra s'est concrétisée ce soir-là. Et ce soir-là, le hasard s'appelait : Mirella Freni.

Crédit photographique : © DR

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