- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Un festival La Clé des portes de haute tenue pour rendre hommage à Valentin Berlinsky

Installé dans le beau château de Talcy, sur les bords de Loire entre Orléans et Blois, le festival « La Clé des portes » choisit pour sa huitième édition de rendre hommage, avec un programme majoritairement consacré à la musique russe, à Valentin Berlinsky, violoncelliste de renommée internationale, fondateur du mythique Quatuor Borodine.

L'itinéraire d'une vie est résumé, le temps de 5 concerts marquant chacun une des destinations notables dans sa vie et sa carrière : Irkoutsk, Moscou, Paris, Alderburgh et Saint-Pétersbourg.

 

Né le 19 janvier 1925 en Sibérie dans la ville d'Irkoutsk, au sein d'une famille de musiciens, Valentin Berlinsky est bercé dès son plus jeune âge par les soirées musicales du quatuor familial avant de poursuivre ses études au conservatoire de Moscou où il noue de nombreuses amitiés avec d'autres musiciens comme Rostropovitch ou Richter. En 1945, il remplace Rostropovitch au sein du Quatuor philharmonique du conservatoire de Moscou, en compagnie de Rostilav Dubinsky, Nina et Rudolph Barshaï. Le Quatuor prend le nom de Quatuor Borodine en 1955 et entreprend une carrière internationale, en Europe et aux États-Unis, parcourant le répertoire et se faisant le défenseur de la musique de Chostakovitch, Weinberg ou encore Tishtchenko. Fidèle parmi les fidèles, à la fois d'Artagnan par sa loyauté et Don Quichotte par ses audaces, Berlinsky quitte le quatuor en 2007, après plus de 60 ans d'une activité chambriste exceptionnelle. Il meurt le 15 décembre 2008 à Moscou.

Tchaïkovski et Schubert : In Memoriam

Comme un clin d'œil, le concert inaugural, au programme très romantique, s'ouvre sur le Trio opus 50 de Tchaïkovski « à la mémoire d'un grand artiste », composé en 1882 et dédié à la mémoire de son ami Nicolaï Rubinstein. Tchaïkovski y déploie tout au long de l'œuvre une slavitude prégnante et caractéristique associant lyrisme et douleur, exaltation et mélancolie, passion et déploration, dont le trio, formé par l'excellente (fille de Valentin Berlinsky) au piano, au violon et au violoncelle, donne une interprétation magnifique, passionnée, profonde et poétique, riche en nuances et en couleurs, s'achevant sur une marche funèbre poignante martelée par le piano.

Avec son Quintette en do majeur « à 2 violoncelles » D.956, Schubert atteint au sommet de l'expression romantique, s'inscrivant, tout en la dépassant, dans la lignée de Mozart et Beethoven. Composé en 1828, quelques mois avant sa mort, cette pièce parmi les plus célèbres du répertoire utilise, dans son instrumentarium, un deuxième violoncelle en lieu et place du traditionnel alto, d'où un gain d'équilibre entre les voix et une sonorité plus riche, quasi orchestrale. Moins immédiatement convaincante que celle du trio, sa lecture pâtit quelque peu d'une mise en place un peu hasardeuse dans l'Allegro initial et du grain très acide du violon de , nuisant parfois à l'homogénéité de l'ensemble. Nonobstant le très beau legato et la complicité des violoncelles, le fameux Adagio manque d'élévation et ne dégage que peu d'émotion, tandis que le Scherzo s'affirme indiscutablement comme le meilleur mouvement par son caractère jubilatoire et par la rigueur retrouvée de la mise en place.

Weinberg et Chostakovitch : le Maître et l'élève

Climat bien différent pour ce deuxième concert appariant très judicieusement, dans un programme audacieux, Weinberg et Chostakovitch. Un concert qui aurait pu être sous -titré « le Maître et l'élève » quand on sait les rapports d'amitié et de respect qu'entretenaient, d'une part, Weinberg, Chostakovitch et le Quatuor Borodine, et d'autre part Valentin Berlinski, éminent pédagogue, avec le . Celui-ci est l'auteur de 2 intégrales de référence s'adressant aux quatuors de Chostakovitch chez Fuga Libera en 2006 et à ceux de Weinberg chez CPO.

Le Quatuor n° 7 op. 59 de Weinberg fut composé en 1957, dédié à son ami Youri Levitine, pour lequel le compositeur avait une grande admiration. Il comprend 3 mouvements. C'est dans une ambiance très recueillie, grave, tendue et méditative que s'ouvre l'Adagio initial où le violon de Marc Danel fait valoir un lyrisme douloureux et empêché, sans cesse interrompu par les interventions menaçantes des autres instruments. Une difficulté de dire qui ne se résoudra que dans la superbe mélodie, très nuancée, du deuxième mouvement, avant un retour à la déploration dans le mouvement final où se mêlent complainte de l'alto (admirable sonorité de Vlad Bogdanas), phrasé chaotique, et coda cataclysmique et tourmentée, inexorablement scandée par le violoncelle véhément de Yovan Markovitch. Une magnifique interprétation, claire, subtile, taillée au cordeau, juste dans le ton comme dans la note, dont on ne ressort pas indemne tant l'émotion dégagée est forte.

Les Deux mouvements d'octuor à cordes op. 11 de Chostakovitch sonnent comme un court moment de répit. Cette œuvre de jeunesse impressionne déjà par sa maturité compositionnelle et fournit, ce soir, l'occasion de retrouver sur la même scène le et le réunis par le même plaisir de jouer.

C'est avec le Quintette pour piano et cordes op. 57 de Chostakovitch que se termine cette belle soirée. y retrouve le pour une interprétation, une fois encore marquée du sceau de l'excellence, qui trouve son acmé dans un formidable Scherzo qui séduit par sa dynamique puissante (piano), son ton sarcastique, tantôt macabre, tantôt jubilatoire, baignant dans une complicité et une symbiose totale entre piano et cordes. L'Intermezzo fait la part belle à la sonorité perlée du piano et au legato angoissant des cordes, bientôt suivi du jeu envoûtant du quatuor dans le Finale.

Beethoven et Chostakovitch : le monde des Titans

Pour ce dernier concert, et proposent une mise en miroir des Quatuors n° 15 de Beethoven et de Chostakovitch. Une confrontation colossale qui fait sens quand on sait que le compositeur russe possédait le portrait du maître de Bonn suspendu au mur de son bureau… c'est dire la complexité des rapports des deux compositeurs, faite d'admiration, de filiation, mais aussi d'opposition formelle.

Le Quatuor n° 15 en la mineur op. 132 de Beethoven fut composé en 1825. Chronologiquement le deuxième des cinq derniers quatuors, il comprend cinq mouvements. La gravité de la sonorité du violoncelle marque la profondeur du propos dans l'Allegro initial. On remarque dès l'entame la clarté des différentes voix et la lecture passionnée se fondant sur un sens des nuances et une tension sans faille. L'Adagio constitue indéniablement le climax de l'œuvre, magistralement négocié par les Danel, dans un climat quasi religieux qui abolit le temps… avant que l'Allegro final ne renoue avec l'allégresse, marquant ainsi une des différences formelle avec le compositeur russe.

Un tout autre monde se déploie, en effet, dans le Quatuor n° 15 en mi bémol majeur op. 144 de Chostakovitch. Composé en 1974, il était considéré par Chostakovitch comme son testament musical. On touche, ici, à un des sommets de l'Histoire de la musique, épuré à l'extrême, décanté, obsessionnel, quasi suicidaire, avec ses six mouvements lents pour n'aborder qu'à l'ineffable dans un discours figé, « derniers instants du compositeur qui regarde le vide avant qu'il ne l'engloutisse ». Sublime de bout en bout, cette interprétation du quatuor Danel qui appelle au silence et au respect, abolit le temps mais aussi l'espace. L'Elégie, véritable prière profane, met en avant la sonorité éthérée du violon solo ; la Sérénade fait entendre les cris déchirants des quatre instruments au sein d'un tissu musical chaotique d'où émergent quelques bribes mélodiques avortées ; l'Intermezzo se poursuit avec le Nocturne pour apporter un court moment de recueillement apaisé avant la Marche funèbre scandée par l'ensemble des cordes et l'Epilogue dont les sonorités glapissantes, quasiment pré agoniques, nous transportent dans un autre monde.

Superbe festival porté par une programmation audacieuse à laquelle le public a su répondre présent… Pour prolonger la magie de l'instant, on peut se rendre jusqu'au 16 août à l'exposition consacrée à Valentin Berlinski, organisée par Macha Matalaev au Musée de la Corbillère à Mer.

Crédit photographique : Ludmila Berlinskaïa © Ira Polyarnaya ; Quatuor Danel © Ant Clausen

(Visited 833 times, 1 visits today)