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Correspondance de Maria Youdina, un voile se lève sur une force

La publication de dix années de correspondance de  est un apport majeur sur une pianiste de légende, dont l'intransigeance artistique contribua à ce que jamais le régime soviétique ne voulût la laisser jouer en Occident.

est dite « la pianiste de Staline » voire « la pianiste préférée de Staline » en référence à une belle anecdote mais sans doute apocryphe imaginée par dans son livre Témoignage, selon laquelle Staline aurait demandé vers 1943 à avoir le disque du concert à la radio où elle donnait le Concerto n°23 de Mozart. Le concert n'ayant pas été enregistré, les musiciens auraient précipitamment réalisé un enregistrement dans la nuit pour remettre le disque au dictateur le lendemain. Aux 20 000 roubles offerts par Staline pour la remercier, elle aurait répliqué qu'elle prierait pour son âme pour les crimes qu'il avait commis contre le peuple russe. Et ce disque aurait été écouté par le Petit Père des peuples juste avant sa mort.

La correspondance réunie par le pianiste donne à voir la vraie Youdina dans les dix dernières années de sa vie, des années marquées par la perte de son statut de professeur à l'Institut Gnessine en 1960 (mise à la retraite mais en vérité exclue), la visite exceptionnelle de Stravinsky en Russie en 1962, l'interdiction permanente de donner des « concerts officiels » en 1963 (sanction levée trois ans plus tard), l'accident qui la vit renversée par une voiture en juin 1969 à la sortie d'un studio d'enregistrement, avant son décès en novembre 1969, à l'âge de 70 ans. Dans un entretien passionnant donné par le philosophe et historien Mikhaïl Bakhtine, cet ami de la pianiste (qui subit la déportation et qu'elle aida en intercédant auprès des autorités) dit tout l'ascétisme, pour ne pas dire le dénuement, la foi, l'attention aux autres, le refus de tout carriérisme, la force hors norme de cette artiste.

L'essentiel de la correspondance publiée ici réunit les échanges avec Pierre Souvtchinsky, un riche aristocrate et intellectuel russe qui avait fui l'URSS en 1922, ami de Stravinsky, soutien de Boulez et co-fondateur de son Domaine Musical. et lui ne se rencontrèrent jamais : lui se refusait absolument à revenir en Russie, et elle n'obtint jamais l'autorisation de traverser le rideau de fer. La tentative de l'inviter à Paris en 1962 fut refusée.

Ce qui est frappant, c'est la flamme intense de Maria Youdina pour apprendre, découvrir la musique la plus avancée de son temps, Stravinsky qu'elle vénère par dessus tout, et son combat permanent pour accéder aux partitions contemporaines et se les faire envoyer par son ami épistolaire. Quelle soif de découverte, quelle ouverture d'esprit ! Ses concerts faisaient sortir ses auditeurs du temps, les faisaient entrer en catharsis ; les témoignages des admirateurs sont légions en ce sens, et les enregistrements l'attestent. Souvtchinsky lui permit d'entrer en correspondance avec Stravinsky, et elle put le rencontrer à l'exposition qu'elle organisa lors du retour du compositeur sur sa terre natale en 1962. Les compositeurs clés avec lesquels elle échange sont, outre Stravinsky, , mais aussi , et . Si elle a eu des désaccords avec , son goût musical est sûr, et c'est ainsi qu'elle reconnaît la force de la Symphonie n° 13, musicale autant que morale. Un très beau projet de lettre à Chostakovitch, jamais envoyé, dit l'importance de cette œuvre. Dans un registre plus anecdotique, son analyse ambivalente de l'artiste et de l'homme et son portrait assassin d' (qui « occupe une position loin de correspondre à ses facultés ») sont particulièrement savoureux.

Comme si l'ouvrage n'était pas assez riche en lui-même, deux copieux CD d'enregistrements rares complètent la découverte, avec notamment des Kreisleriana de hautement impressionnantes datant de 1951 et récemment restaurées, ou des inédits comme les Variations op. 27 d' en 1961.

Au fil des centaines de pages se dessine toute une époque artistique dont nous sommes les héritiers, et que Maria Youdina, en dépit de toutes les contraintes et les brimades, a su embrasser et défendre de la plus belle des manières, de Bach à Stockhausen, de Chostakovitch à Webern. Qui l'a fait à un tel degré, à part elle ?

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