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Pour la 25e édition de Toulouse les Orgues, un festival réinventé

Ils auraient pu jeter l'éponge, comme beaucoup trop de manifestations de cette ampleur annulées depuis six mois. Courageusement, Toulouse les Orgues a maintenu ses dix jours de festival, en remaniant son programme de fond en comble pour l'adapter aux contraintes du moment. Cela donne une vingtaine de concerts variés autour de l'exceptionnel patrimoine organistique de la Ville Rose, une promenade qui nous emmène du baroque aux musiques de jeux vidéo.


Après un concert d'ouverture consacré aux organistes de Notre-Dame de Paris, le premier week-end du festival propose un bouquet musical dans des genres très différents. Dans le bel auditorium Saint-Pierre des Cuisines, c'est la viole de gambe qui est mise à l'honneur. Claire Gautrot à la viole et au clavecin remplaçent au pied levé et Sébastien Daucé, retenus avec l'ensemble Correspondances au Théâtre des Champs-Élysées. Les deux suites pour violes de sont trop rarement données au concert. On y retrouve une parfaite illustration des « goûts réunis », magistrale synthèse entre styles français et italien. Ces suites encadrent ici une version à deux du troisième Concert Royal, où la main droite du clavecin tient le rôle d'un dessus soliste tandis que la viole fait entendre une contrepartie écrite par le compositeur. Couperin précise dans sa préface que ces Concerts, exécutés devant Louis XIV dans son particulier à la fin de sa vie, conviennent aussi bien au clavecin seul qu'au violon et à toutes sortes d'instruments, accompagnés par la basse continue. En comparaison des deux suites pour violes, plus tardives, ce troisième Concert parait plus retenu, plus corseté. Il y a, parmi les danses des suites, quelques merveilles de poésie et de virtuosité : la Passacaille qui conclut la première suite donne un très bel exemple de variations virtuoses, et la Pompe funèbre de la deuxième suite est remarquable d'expressivité. Toutefois, on regrettera que la sonorité de la viole de Claire Gautrot peine un peu à se détacher au-dessus du somptueux tapis sonore de la basse continue et que son registre aigu manque de luminosité, alors que l'accompagnement du clavecin de et de la viole de Clémence Schiltz est irréprochable. On a pu apprécier la grande qualité musicale de cette deuxième viole lors des deux bis empruntés à parmi ses pièces à deux violes égales.

L'ami Guidarini

Le lendemain, c'est dans l'immense nef de la basilique Saint-Sernin que se retrouvent les nombreux amis de Jean-Claude Guidarini pour un hommage ému à cet organiste trop tôt disparu au printemps dernier et qui aura marqué le paysage musical toulousain. Cet artiste rare, organiste titulaire de Notre-Dame du Taur, laisse de très précieuses archives ; il achevait la rédaction d'une somme consacrée à la dynastie des facteurs d'orgues Puget. Il avait un amour particulier pour le grand orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sernin, qu'il connaissait parfaitement pour avoir très souvent remplacé aux claviers son titulaire, , pour l'accompagnement des offices. C'est d'ailleurs , à l'initiative de cette rencontre amicale, qui introduit le concert avec deux courtes pièces de Duruflé : le Prélude sur l'introït de l'Epiphanie (qui s'ouvre sur une phrase de plain-chant grégorien) puis le grand crescendo de la Fugue sur le carillon des heures. La soprano Nicole Fournié, qu'on a souvent entendue accompagnée par Jean-Claude Guidarini, chante ensuite un air de Caldara qui n'a guère sa place dans ce programme, avant une pièce de Chausson dont le texte est malheureusement incompréhensible dans cette acoustique. Puis c'est au tour de dans une transcription très poétique de la Romanze de la Symphonie n° 4 de Schumann, avant une magistrale Sonate n° 2 de Mendelssohn par François Menissier, merveilleusement ciselée. Florent Gallière nous offre ensuite un extrait des Trois odes funèbres de Liszt, avant la conclusion de Karg-Elert par : la spectaculaire introduction Inferno du Symphonischer Choral, sorte de danse macabre où l'orgue se déchaîne sur la bombarde, suivie d'une fin plus apaisée sur le choral Werde munter, mein Gemüte, qui convient parfaitement à la poésie de cet orgue. Certes, l'émotion est au rendez-vous au long de ce concert, mais les auditeurs ont pu avoir du mal, au milieu de toutes ces pièces funèbres, à retrouver le versant facétieux de la personnalité de Jean-Claude Guidarini.

Messe au temps de Louis XIV

Ce premier week-end s'achève par la Messe de jouée par Nicolas Bucher sur l'orgue Kern de la cathédrale Saint-Étienne. L'orgue de Saint-Pierre des Chartreux aurait été l'instrument idéal pour ce répertoire, mais les contraintes sanitaires de limite de jauge ont rendu impossible la tenue de ce programme dans une nef plus réduite. C'est donc au pied du magnifique buffet en nid d'hirondelle du grand orgue de la cathédrale que le public prend place pour ce concert, pendant que le chantre se tient au bout des stalles du choeur pour dialoguer avec l'instrument. Car pour restituer au mieux ces pièces d'orgue dans leur fonction liturgique, il faut se rappeler qu'un verset sur deux était chanté. Il était fréquent qu'à l'époque, les offices durent ainsi près de trois heures lors des grandes solennités. L'originalité de ce concert est que le plain-chant est ici chanté en grec et non en latin, ainsi que cela s'est fait durant sept siècles à l'abbaye de Saint-Denis jusqu'à la Révolution. Cette Messe Grecque, retrouvée à la Bibliothèque Mazarine, manifeste le lien qui existait entre le monachisme occidental et Constantinople. Pour l'occasion, , spécialiste du chant byzantin, ne se contente pas de chanter les versets alternés avec l'orgue mais également les épisodes de l'Epître, du Graduel et de la Communion, ce qui a pu paraître un peu long à un public non averti. C'est surtout négliger le fait que de nombreux versets d'orgue sont construits sur la mélodie du plain-chant latin, qui reste audible au sein de la polyphonie. C'est ce qui était si bien manifesté dans le remarquable enregistrement que Nicolas Bucher et Dominique Vellard ont réalisé il y a quelques mois à La Chaise-Dieu. Quoi qu'il en soit, la musique de Grigny demeure un sommet absolu, magnifiquement servie par le jeu souple et précis de Nicolas Bucher. Les dialogues sur les grands-jeux sont déclamés avec une belle éloquence. Quant au célèbre Récit de tierce en taille du Gloria, il se déroule en une admirable progression d'une expressivité inégalée.

Splendeurs méditerranéennes

Pour le dernier week-end du festival, son directeur a programmé un moment festif autour de l'orgue des Minimes. Cet instrument a été construit en 1991 par Pierre Vialle avec des éléments d'inspiration espagnole. Relevé en 2014 par Jean Daldosso, il vient de bénéficier d'une nouveau plein-jeu réalisé par ce même facteur pour accentuer son caractère ibérique. C'est donc un programme a dominante espagnole qu'ont imaginé (à l'orgue) et (au cornet et aux flûtes) pour ce concert d'inauguration des récents travaux. Et c'est en espagnol et avec sa truculence habituelle que annonce le menu musical de cette fiesta aux couleurs chatoyantes. Le cornet à bouquin ouvre la danse, accompagné par le tambour de Florent Tisseyre, rapidement rejoint par les jeux de fond de l'orgue. Suivent une série de danses et de chansons de la Renaissance, pour lesquelles passe du cornet aux flûtes à bec pour des guirlandes de diminutions de plus en plus virtuoses. Véritables enluminures sonores, ces glosas ou passaggi se retrouvent à l'époque d'une rive à l'autre de la Méditerranée, en un langage commun qui unit l'Espagne et l'Italie, en irradiant tout le Saint-Empire germanique. À la tribune des Minimes, les airs et les danses se succèdent, toujours plus volubiles. Une courante de Falconiero permet à Jean Tubéry de montrer qu'il est aussi à l'aise à la flûte qu'au cornet, dans une envolée de diminutions semblant surhumaine. Autre grand moment de virtuosité, le dialogue du cornet à bouquin et du jeu de cornet de l'orgue dans un tiento à deux dessus de Correa de Arauxo. L'orgue se déchaîne dans la Batalla famossa qui illustre la lutte du bien et du mal et fait entendre le chatoiement des jeux d'anches, rejoints par les percussions. Autre pièce pour orgue seul, un grand Tiento lleno d'Aguilera de Heredia permet d'apprécier les accents lumineux du nouveau plein-jeu. Enfin, la fête se termine par le célèbre chant Todo el mundo en general de Correa, où le cornet à bouquin se substitue à la main droite de l'organiste dans des gloses de plus en plus éblouissantes. Pour cette dernière pièce, Jean Tubéry l'homme-orchestre se fait aussi chanteur pour l'exposition du thème.

La rencontre de M.Cavaillé-Coll et de Mr Hammond

Avant le concert de clôture du lendemain, le festival Toulouse les Orgues propose une traditionnelle Nuit de l'orgue. Cette année, celle-ci a été avancée à l'heure de l'apéritif, couvre-feu oblige. Les équipes de l'organisation ont fait des prouesses pour s'adapter aux contraintes sanitaires de dernières minutes et le festival a ainsi pu honorer tous ses rendez-vous. Cette année, carte blanche est donnée à deux grands improvisateurs dans deux langages bien différents : David Cassan au grand orgue de la basilique Saint-Sernin et le jazzman sur un orgue Hammond B3 de 1960, placé au pied de la tribune.

Le concert commence par une grande symphonie romantique improvisée par David Cassan sur le thème grégorien du Dies irae. On y retrouve des accents lisztiens, où le thème monte en un grand crescendo au milieu des arpègements et des chromatismes. Le deuxième mouvement voit le développement d'un chant plus apaisé sur des anches douces, puis le retour du thème dans un troisième mouvement plus véhément, jusqu'au magistral fugato final. Après ce déchaînement sonore, l'improvisation sur un thème libre de l'orgue Hammond fait pâle figure, et les sonorités produites par la roue phonique de l'instrument électromécanique peinent à rivaliser avec le son des tuyaux d'orgue … Une troisième pièce réunit les deux instruments autour du thème poétique des Tambours de la pluie d'Ismaël Kadare, lue par . Vient ensuite une joute en imitation : le grand orgue improvise sur une musique écrite par et se risque à quelques accords de jazz, sur la lecture d'un texte humoristique qui encourage les deux protagonistes à « sortir les décibels ». C'est enfin sur la chanson de Nougaro « Le coq et la pendule » que les deux musiciens s'affrontent, les couplets passant alternativement d'un instrument à l'autre avant des retrouvailles finales qui réconcilient les deux mondes.

La grande qualité de ce festival unique en France est l'éclectisme de sa programmation. En cette année particulière, la pari a été tenu et le public a répondu présent.

Crédit Photographique : © Alexandre Ollier, Christian Glaenzer

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