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Dijon : Métaphores à tous les étages du Palais enchanté

Il Palazzo Incantato de clôt en beauté l'action de Laurent Joyeux à la tête de l'Opéra de Dijon avec une double révélation : une œuvre éblouissante et un nouveau metteur en scène d'opéra, .


Il Palazzo incantato
, dernier opéra romain d'avant le couperet de la censure vaticane d'Innocent IX, et donc crépusculaire feu d'artifice d'effets et d'affects, fut, en 1642, le premier opéra de . On se croit d'abord en pays connu : Orlando, Bradamante, Angelica, Ruggiero… Fatale erreur : en sus de ces héros haendéliens et vivaldiens, il faut souhaiter la bienvenue à Atlante, Olympia, Marfisa, Doralice, Ferrau, Sacripante, Mandricardo … et même à Fiordiligi ! Treize solistes. Vingt-deux rôles. Un maelström sentimental du type « Qui est qui ? » « Qui cherche qui ? » Les lectures répétées du résumé du livret, impuissantes à venir à bout du synopsis labyrinthique que Giulio Rospigliosi (futur pape Clément IX) a puisé chez L'Arioste, passent heureusement le relais à la mise en scène virtuose de . L'Opéra de Dijon a eu la main heureuse en confiant les clefs de ce Palazzo incantato (métaphore quasi-philosophique du sentiment amoureux) à l'actuel Directeur du Théâtre National Wallonie-Bruxelles, artiste rompu aux techniques théâtrales les plus sophistiquées, dont c'est aussi la première mise en scène d'opéra.

Après une ascension sous fumigènes de diverses rampes de projecteurs, surgit d'une scène nue le palais enchanté du Magicien Atlante. Un palais de plus de mille chambres, métaphore des lieux de notre monde civilisé dans lequel, comme le dit si justement Murgia, près de 400 ans plus tard, « un cœur se brise de la même façon qu'en 1642 » : chambre d'hôtel, d'hôpital, parloir, salle d'attente, toilettes, escaliers… espèces d'espaces bien connus des humains, habitués à y passer, s'y rechercher, s'y croiser sans s'y rencontrer.

Bien qu'à l'image, la caméra frustre par son addiction à de réducteurs plans de biais comme à des plans de face que leur souci d'inclure la fosse dans le champ rend trop lointains, l'appétit d'opéra de est manifeste. Le metteur en scène semble d'ailleurs parler aussi de lui lorsqu'il dit que Rossi « avait attendu le moment de pouvoir donner une forme à l'explosion paroxystique de son talent, en créant un spectacle total, monumental, inoubliable ». Par bonheur, alors qu'en 1642, à Rome, la création fut lestée de l'échec de machines de scènes compliquées, en 2020, il en va autrement du tourbillonnant dispositif (monté sur trois tournettes !) d'un lieu en perpétuelle mutation, sur lequel vient se poser le premier étage d'un couloir hôtelier tagué de visages saisis par des caméras de vidéo-surveillance en direct. C'est là qu'Atlante attire et confine ses victimes. Il n'est pas interdit de voir dans ce tenancier d'un Eden conçu pour la Chute, la métaphore d'un créateur qui se réjouirait de voir se débattre sous ses yeux les êtres qu'il a créés imparfaits. De fait un palais plus désenchanté qu'enchanté. Que par un très signifiant effet de dépouillement (avec vidéo ayant viré au noir et blanc), l'Acte II montre abandonné comme une station-service désaffectée, avant que ne subsiste dans les airs la poésie phosphorescente d'une poignée de fenêtres et de portes (dont celle de l'emblématique chambre 1642). Au III, le palais n'est plus qu'un souvenir pour l'ensemble des protagonistes qui, enfin réunis, se rejoignent pour chanter et danser à reculons la longue et irrésistible péroraison finale, jusqu'à disparaître dans la brume.

Ce Palazzo est un opéra choral. Aucun rôle secondaire dans l'impressionnant Eden de voix enchanteresses, auxquelles il convient d'associer les interventions masquées du Chœur de l'Opéra de Dijon mêlé dans la salle au Chœur de Chambre de Namur, ainsi que l'art singulier des danseurs Joy Alpuerto Ritter et Zora Snake en dompteurs de muscles.

Depuis Il Diluvio universale, après Prometeo et La Finta Pazza, on ne finit pas de s'enthousiasmer à chaque nouvelle recréation de . Son entrain communicatif, la technicité généreuse de sa sont le fil d'Ariane de ce labyrinthe des passions, dans lequel le spectateur s'égare autant que les protagonistes, s'abandonant au charme ensorceleur de l'arioso continu du cantar recitando, des surgissements mélodiques, des finales du I et du III.

Ultime métaphore que ce Palazzo incantato : celle d'un autre Palais enchanté, celui qu'est devenue la « belle endormie » qu'était naguère l'Opéra de Dijon, devenu Théâtre Lyrique d'Intérêt National depuis 2017. Faisons le vœu qu'au-delà de la page tournée avec cette ultime production de l'ère Joyeux, perdure l'enchantement.

Crédits photographiques © Gilles Abegg

Mis à jour le 13/12/2020 à 16h52

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