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Les Enfants terribles : le cadeau de Philip Glass aux sœurs Labèque

Excellente idée qu'a eue de confier la garde de ses Enfants terribles aux enfants terribles du répertoire pianistique : les soeurs Labèque.

Tiré du roman éponyme de Jean Cocteau, adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville, Les Enfants terribles referme la Trilogie opératique que consacra, des années après ses études musicales auprès de Nadia Boulanger, au célèbre artiste français. Si Orphée (1991) est un opéra traditionnel, dont le livret reproduit à la lettre les dialogues du film de 1950, si La Belle et la bête (1994) invente un opéra-cinéma d'un genre inédit, nouvelle bande-son millimétrée sur le film originel, Les Enfants terribles (1996) est un opéra dansé. La danse, étroitement imbriquée à l'action, y échappe au rôle divertissant auquel elle est généralement cantonnée. Une innovation des plus troublantes, le mystère du geste dansé s'accordant à merveille (ainsi que l'a si bien saisi la mise en scène de Paul Desveaux à l'Athénée en 2009) à celui des zones d'ombre d'une intrigue particulièrement tarabiscotée, écrite par Cocteau consécutivement à de sérieux trips opiacés.

Le thème est celui de l'adolescence confinée dans une chambre. Incapables de ne jamais sortir de l'une comme de l'autre, Paul et Elisabeth, Children of the game (sous-titre de l'opéra de Glass), sont ces adolescents destinés à ne jamais devenir adultes. Glass voit Cocteau comme « un de ceux qui a le mieux parlé de la façon dont le monde est transformé par l'artiste ». Si les deux volets précédents de la Trilogie remplissent cet optimiste cahier des charges, l'ultime ensevelit ses héros sous des chutes de neige aux allures de linceul.

Les sœurs Labèque nous ouvrent la porte de cette partition majeure du compositeur américain, dont la création eut lieu en Suisse en mai 1996, à une époque où Glass, malgré le triomphal Einstein on the beach de 76 à Avignon, était joué un peu partout en Europe sauf en France.

L'orchestre des Enfants terribles comprenait trois pianos. La Suite agencée à la demande de Glass par le fidèle Michael Riesman (11 numéros au lieu de 21) en élimine un et se passe des quatre chanteurs. Bien que l'on y perde la prégnante déclamation à la Poulenc qui caractérise la Trilogie, les Steinways des Labèque, aux graves plus abyssaux que ceux de la version intégrale (CD Orange Mountain Music), révèlent la puissance cinémascopique d'une partition que les néophytes brûleront de découvrir. Les familiers de l'œuvre, orphelins de quelques moments majeurs (le haletant A Snowball), seront enchantés par la redécouverte, sans le narrateur originel, de Paul is dying, une de ces méditations obsédantes dont le compositeur a le secret. Certaines pièces sont abrégées, d'autres rallongées comme le Terrible Interlude dont le tempo double la longueur, les moments de swing (Ouverture) coulant avec la fluidité qu'on connaît sous les doigts de celles qui ont beaucoup fréquenté Gerschwin, Stravinsky et Bernstein.

Les moments d'apesanteur s'accordent tout aussi bien à leur sensibilité, impression confirmée par l'écoute de deux superbes Etudes conviées à compléter la brièveté de cette suite de 43 minutes. Après une fiévreuse Etude n° 17 par Katia, Marielle, comme à la Philharmonie de Paris en 2019, fait sourdre de ses doigts des prodiges d'intériorité en étirant au maximum cette étonnante Etude n° 20 aux frontières du silence.

Regrettons cependant que plutôt que ces deux bandes annonces d'une intégrale prochaine, Deutsche Grammophon n'a pas cru bon de proposer un autre cadeau : ce Concerto pour deux pianos créé en 2016 à Paris, qui signait la rencontre tardive mais effective du compositeur avec deux artistes particulièrement en phase avec son style.

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