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Le Chevalier à la rose à Munich : le charme discret de l’aristocratie

Grand chelem musical et scénique : un Chevalier à la rose décapé et respectueux de la lettre comme de l'esprit d'un scénario et d'une musique géniaux.

« L'opéra, contrairement à la littérature, la peinture, la sculpture, le cinéma, dont les œuvres sont figées pour l'éternité, est de tous les arts celui qui ne vit que par l'interprétation. » Comment ne pas souscrire à cette éclairante révélation de , invité par le Bayerische Staatsoper à remplacer in loco la version forcément mythique d'Otto Schenk/Jürgen Rose qui, depuis un quasi-demi-siècle, perpétue le soi-disant indéboulonnable d'une « tradition viennoise » devant des spectateurs hypnotisés par les distributions musicales les plus prestigieuses posées comme de la porcelaine de Saxe dans des décors « sans point de vue ».

Le décor de l'Acte I assure la transition Schenk/Kosky en situant la Maréchale dans l'anthracite d'un bien funèbre palais de marbre où même les plantes vertes sont noires. L'enfilade de pièces éprises de travellings défile de cour à jardin, et les lambris translucides affichent le rococo de la « tradition » mais de façon spectrale, comme avant liquidation. Celui du II pointe l'arrivisme de Faninal : trois « murs » de tableaux de maîtres destinés pour partie à s'animer lorsqu'en surgiront, métamorphosés en faunes cornus et satyres velus, les « méchants » de l'œuvre venus tourmenter la jeune Sophie. La Vienne de Marie-Thérèse n'est plus qu'un lointain souvenir, une discrète fragrance d'un monde évanoui, dans un III virtuose, situé de nos jours, laissant penser à certain dîner avorté du Charme discret de la bourgeoisie. Ochs et Mariandel sont attablés devant l'envers d'un rideau de scène qui, comme dans le délectable film de Luis Buñuel, se lève sur la perspective inversée d'un petit théâtre, occupé ici par un unique spectateur : la Maréchale, à laquelle Kosky offre à ce moment-clé un retour parmi les plus marquants. Le trou du souffleur abrite Cupidon, incarné dès l'Acte I par la nudité chancelante d'un adorable vieillard aux ailes de plus en plus ratatinées. Un audacieux point de vue, convié à battre le fer avec celui, tout aussi obsédant, du passage du Temps.

Avant le premier accord, une horloge comtoise voit les aiguilles de son cadran s'affoler en sens contraires, virevolter dans les airs, et accoucher littéralement de la Maréchale, qu'elle recueillera plus loin sur le mouvement de son balancier pour la plus déchirante des berceuses. Un réveil-matin ouvre le II, un coucou suisse le III. Pas de page Mohamed pour conclure : la dernière séquence montre le vieux Cupidon amputer l'horloge de sa grande aiguille, et signer ainsi le terme de l'infernal mouvement. C'est une des nombreuses images mémorables imaginées par un metteur en scène qui aura entre-temps joué la concorde en offrant aux nostalgiques de 1972, le rococo d'un savoureux « carrosse à la chantilly », attelage compris, que le sol en miroir duplique jusqu'à l'indigestion. Signalons également le défi brillamment relevé des passages imposés, tel le défilé ultra-lisible des marchands du temple du I (même l'air du ténor italien en parodie d'opéra français fait sens), par un metteur en scène qui sait aussi prendre ses distances lorsque la musique confine à l'immatérialité au moment des duos, immobiles et dépouillés, quasiment gérés par les interprètes.


Une distribution idéale permet à ce nouveau Rosenkavalier de prendre son essor dans des conditions optimales. , débutant dans le rôle, allonge la liste des Maréchales chavirantes, , celle des Sophie stratosphériques. On salue plus encore l'entrée fracassante du timbre ample et envoûtant de , Octavian au sourire désarmant, au teint d'émail, puis Mariandel désopilante, à elle toute seule cet « arc en ciel de possibilités d'identités » tracé par une œuvre proche des Métamorphoses d'Ovide, en tout cas, décrit Kosky, « affranchie de tout judéo-christianisme ». Annina et Valzacchi, Thénardiers du scénario diabolique de Hofmannsthal, sont incarnés avec beaucoup de relief par et . Il en va de même avec la Marianne Leitmetzerin parfaitement croquée de . L'intelligence musicale et scénique coutumière de (Beckmesser inoubliable à Bayreuth pour Kosky déjà) en impose en Faninal. La vis comica de , Baron Ochs plus juvénile, plus leste au sens propre mais pas davantage au figuré que ses prédécesseurs, doté des moyens vocaux adéquats, est du pain bénit pour les zygomatiques : sa blessure lors du duel, son engloutissement par son propre lit, son étouffement sous oreiller par une Sophie à qui on ne la fera plus.

, bien que ne disposant, situation sanitaire oblige, que d'un effectif orchestral annonçant celui de la prochaine Ariane à Naxos, impose de bout en bout l'impressionnante gamme d'effets d'une partition allégée sans perte, même ornée de la volubilité d'un piano inédit.

Ne manque plus à ce spectacle remarquable qu'un public pour célébrer l'avènement d'une vision qui fera les beaux jours du Staatsoper. Dans l'attente, on se régalera avec cette captation à la hauteur (un unique bémol lors du mouvement final du décor) de ce Chevalier à la rose qui nous laisse le cœur à la fois dévasté (le Trio final, d'une cruauté inouïe, se déroule dans une profonde obscurité) et gorgé d'espoir : délesté des ors d'une aristocratie fin de règne, l'Amour a suspendu le vol du Temps.

Crédits photographiques © Wilfried Hösl

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