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V’lan dans l’oeil à Bordeaux : c’est la fête !

Et de trois : après Les Chevaliers de la Table Ronde et Mam'zelle Nitouche, , sous l'égide du , remet au premier plan Louis-Auguste-Florimond Ronger dit . Une fête pour l'esprit, l'oreille et… l'œil.


Et même une fête foraine. Celle de certaine enfance vosgienne : , avant de devenir l'impressionnant alter ego scénique d', fut l'enfant impressionné par les étincelles électriques des « autos tamponnantes », les stands de tirs, les pommes d'amour… qu'il attendait des mois durant. « Les roulottes multicolores arrivaient en même temps que la première neige… », confie-t'il avant de laisser aux mesures introductives de L'Oeil crevé (titre habituel de l'originel V'lan dans l'œil) le soin de ressusciter poétiquement, dans le lointain, par-delà les fûts d'une obscure forêt de sapins, la très allénienne Wonder Wheel de cet univers lumineux. Un travelling avant conduit ensuite l'œil à se poser face au décor transformiste d'un imposant poids-lourd forain : côté pile palais confiseur enchanté, côté face stand de tir, puis tunnel-donjon de l'horreur.

C'est dans cet univers émerveillant, dédié au thème de la Pomme (celle d'Amour, celle de Guillaume Tell, celle de l'Adam et Eve de Dürer), niché dans un écrin d'ampoules de scène et d'étoiles, dessiné avec le soin esthétique qu'on lui connaît, que Pierre-André Weitz ressuscite les trois actes de V'lan dans l'oeil, le deuxième opéra-bouffe (créé en 1867 au Théâtre des Folies-Dramatiques) de l'inventeur de l'opérette : . Le « compositeur toqué » (sobriquet de Louis-Auguste-Florimond) est l'auteur de la musique, aussi habile (le Duo Dindonnette/Alexandrivore du I, La Légende de la langouste atmosphérique, la berliozienne – textuellement parlant – villanelle de la Polonaise et de l'hirondelle, le Finale du II, l'émouvant Air yodelé d'Alexandrivore, les Ripitipata, pitipata, patère de Fleur-de-Noblesse) que celle de son rival et néanmoins ami Offenbach, et des paroles (« Madame, voulez-vous vous asseoir ? – Non merci, je n'ai pas soif ! » ou « Je vais jouter. Je n'ajoute rien ») d'un scénario effectivement complètement « toqué » : le livret tambouille aristocratie et roture, tir à l'arc et secrets de familles (avec résolutions en chaîne façon Noces de Figaro), love stories (princesse-menuisière et benêt de village / marquise et gendarme…) et œil crevé ! Deux heures quinze de manigances diverses, habitées par une Mort joueuse (un ectoplasme dansant, un squelette jouant à la poupée) et une jolie morale à la clé : beaucoup de gens se mettent le doigt dans l'œil avec les conséquences que l'on sait…


Du pain bénit pour une équipe vocale très soudée, pour grosse partie issue, comme pour Nitouche, de La Compagnie , et infiltrée par quelques invités de marque (, Miss Knife en exquise Marquise) ravis de faire refleurir une certaine idée de l'esprit de troupe. L'on se régale avec l'étourdissant abattage de Flannan Obé en Marquis d'Esprucprucpruc, l'incarnation déchaînée de Fleur-de-Noblesse (, hilarant sosie de Glenn Close en « folle du rabot »), la pétulante Dindonnette de en coucou suisse, le bel Alexandrivore (drôle et émouvant Freischütz de Damien Bigourdan), l'apparition hitchcokienne du Duc d'en Face : Pierre-André Weitz soi-même, qu'on n'imagine pas ne pas être de la fête.

Tous, soutenus par le geste familier de , sont à fond, et même si certains rôles ont vocalement davantage à porter (outre ceux déjà cités, en Gendarme Géromé d'une inépuisable énergie), soulignons les caractères parfaitement dessinés de , , , , , . Jamais personne n'est pris en défaut et on ne saurait trop recommander de promener l'œil dans tous les recoins du plateau. Un remarquable ensemble auquel se joint la plénitude d'un chœur invisible mais très présent.

L'acte III est précédé d'une tentative d' « opéra participatif » : une gageure désespérée (l'ensemble de la distribution « pète les plombs », Pierre-André Weitz couronnant le chahut général de ses talents pour la cornemuse avant que deux tronçonneuses s'apprêtent à passer au massacre…) alors que le spectacle est joué devant une salle vide que la caméra de Stéphane Vérité ne montre jamais. L'excellent comédien , invité à entonner quelques répliques, raconte que, chaque soir, le spectacle se joue à gorge déployée devant des « fantômes » sous l'œil de de trois « têtes numériques » (les caméras). Ce tacle envoyé « entre rires et larmes » par tous à notre époque se confirme juste après à l'adresse de certain Conseil de médecins appelé à la rescousse de l'œil crevé de Fleur-de-Noblesse.

En ces temps difficiles pour beaucoup, artistes compris (la Mairie de Bordeaux invite actuellement ses administrés à s'exprimer sur le sujet : « Artiste, c'est un métier ? » ou « La Culture, ça coûte trop cher ? »), on ne peut que recommander l'intelligence et la vitale explosion d'énergie d'un spectacle qui, comme son titre l'indique, en met plein la vue. qualifiait sa noire Alceste de Memento Mori. Le polychrome V'lan dans l'oeil de Pierre-André Weitz est bien évidemment un Memento Vitae.

Crédits photographiques © Eric Bouloumié

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