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Lille Piano(s) Festival à la croisée des générations

Si l'année dernière, avait été contraint par la pandémie de se limiter à une édition purement numérique, cette année heureusement le festival a pu se tenir en « présentiel » entre récitals et musique d'ensemble, jeunes talents fraichement récompensés et pianistes aguerris.


C'est un vrai bonheur de retrouver le festival de piano de Lille dans des conditions proches de celles de la normale du « monde d'avant », même si les jauges ont été légèrement réduites (la programmation de concerts un bel après-midi de juin ne garantit de toute façon pas des salles pleines). L'ouverture a lieu le vendredi 18 juin, d'abord en guise d'apéritif par un récital de sur l'orgue de la cathédrale Notre-Dame de la Treille, l'ancien orgue Gonzalez du studio 104 de Radio France remonté à Lille ; le programme hétérogène mêle maîtres anciens (Scheidemann, Weckmann), musiciens français du XXe siècle (Vierne, Messiaen, Florentz et une bien longuette pièce de lui-même) avant de conclure en majesté par la grandiose passacaille et fugue de Bach, dont Foccroulle exalte la puissante architecture avec maestria. Le temps de se transporter au Nouveau Siècle et le concert d'ouverture offre d'abord une rareté, le concert roumain de Ligeti composé en 1951 ; le musicien hongrois se coule dans le style illustré par ses prédécesseurs Bartók et Kodály, avec une remarquable maîtrise d'écriture certes mais encore bien peu d'originalité. La salle s'embrase ensuite pour une époustouflante interprétation du Concerto n° 2 de Prokofiev par un habité jusqu'à la transe, y compris dans la quasiment injouable cadence du premier mouvement, monument de virtuosité pianistique.

Le lendemain matin, nous offre un récital de clavecin de haute tenue, hélas desservi par l'acoustique confuse de la chapelle de l'université catholique de Lille tout juste restaurée. Retour au Nouveau Siècle le samedi après-midi pour découvrir la très jeune virtuose russe née en 2007 et déjà adoubée par Grigori Sokolov. Au-delà d'une technique à toute épreuve, elle fait preuve dans le Concerto n° 2 de Beethoven d'une musicalité impressionnante ; si la cadence du premier mouvement laisse transparaître quelques emportements un peu fébriles, la délicatesse et la poésie du mouvement lent nous transportent. Manifestement une très jeune artiste à suivre, et déjà un talent remarquable. L' sous la baguette de son chef est aux petits soins pour entourer cette jeune musicienne. En deuxième partie du concert le très hétéroclite concerto de Poulenc donne lieu à une interprétation survoltée du Duo Játékok. Effet sur le public garanti, mais difficile quand même de trouver beaucoup de substance dans cette page de commande écrite pour la princesse de Polignac. Enfin, dans la ravissante petite salle du conservatoire, nous retrouvons le pianiste , premier prix du concours Long-Thibaud 2019 (on se souvient de la vive contestation du public auquel ce choix de la présidente Martha Argerich avait donné lieu). Si le Prélude, Fugue et variation de Franck, partition écrite pour l'orgue mais transcrite pour piano, souffre d'une certaine pesanteur à laquelle un tempo très lent n'est pas étranger, les deux pièces de Takemitsu sonnent avec plus de grâce avant une très belle lecture de la fameuse sonate de Liszt, à la fois architecturée et puissamment emporté qui concluait en apothéose un récital particulièrement convaincant.

Un programme dominical aux allures de « folle journée »

Fringant et décidé, , Premier Prix du Concours International d'Orléans (que nous avons interviewé), a conçu son récital du dimanche comme un voyage dans le temps et l'espace (sans applaudissements d'une pièce à l'autre), avec ses reliefs, ses fulgurances, ses ruptures et ses ancrages dans la mesure où il débute par le Mazeppa de Loewe et s'achève par celui de Liszt. Pianiste fougueux au caractère bien trempé, théâtral parfois mais toujours au service du musical, Bouzine possède également un nuancier de timbres et une capacité digitale impressionnants, déployés dans une première page très convaincante. La lumière change et les textures s'allègent dans les cinq courtes pièces de Scriabine dont il fait miroiter les couleurs et souligne l'étrangeté avec une grande justesse de ton. Deux pièces de musique d'aujourd'hui, le Klavierstück VII de Stockhausen, où Bouzine nous met à l'écoute du son, et Bewegung de l'Autrichien Johannes Maria Staud voisinent Kalkbrenner et Chopin. A l'aise dans tous les répertoires (même s'il ne nous séduit guère dans la Polonaise de Chopin en fa mineur), cet élève de Nicolas Hodges à Stuttgart défend la musique d'aujourd'hui. Il fallait oser enchaîner Stockhausen et Mazeppa (Étude d'exécution transcendante n°4) de Liszt. Le pianiste y pourvoit, soulevant la partition du Klavierstück VII au-dessus de sa tête pour la laisser tomber derrière lui, avant de se lancer dans l'œuvre du hongrois qu'il joue par cœur et dans laquelle il prend tous les risques !

C'est, pour , pianiste espagnole de trente-cinq ans, le premier concert depuis neuf mois de silence. La jeune femme a construit son récital autour de la danse avec une majorité de compositeurs latino-américains (Villa Lobos, Lecuona, Ginastera) et une compositrice – la seule du festival ! – l'États-unienne Amy Beach (1867-1944) avec laquelle elle commence son récital. Le jeu est élégant et la sonorité brillante dans ses 4 Sketches op. 15 comme dans Valsa da dor (Suite florale) de Villa Lobos. La sonorité s'ouvre et le jeu prend de l'assurance dans les Trois Préludes de George Gershwin mais il faut attendre les Danzas Argentinas de Ginastera qui referment le concert pour que le geste se libère totalement et que la sonorité trouve son ampleur. C'est dans le bis (Granada d'Albeniz) que la sensualité sonore de l'interprète nous est révélée.

Des deux « monstres sacrés » du concert suivant (Beethoven et Wagner), nous retiendrons surtout le premier, avec la belle prestation des solistes (violon), Michèle Pierre (violoncelle) et (piano) et de la compagnie lilloise Miroirs étendus dans le triple concerto de Beethoven (arrangé pour ensemble à cordes par ) dont les musiciens en synergie nous offrent une interprétation maitrisée autant qu'enlevée.

La journée connait son acmé avec le récital du toujours très attendu à l'Auditorium du Nouveau Siècle. Le pianiste a choisi d'unifier son programme autour de la fantaisie pour piano : un genre, nous dit-il, qui conduit les compositeurs à repousser les limites de leur champ créatif ; car Aimard commence par s'adresser au public, non pas tant pour lui donner des clefs d'écoute que pour le mettre à l'écoute… de ces Night Fantasies de plus de vingt minutes d' notamment, exigeante pour l'interprète comme pour l'auditeur, prévient-il. Comme chez Bouzine, le récital dessine une trame narrative où la musique d'aujourd'hui s'enchaine aux pièces du répertoire sans applaudissements. La Fantaisie pour orgue mécanique KV Anh 32, inachevée, constitue les prémisses de l'aventure qui prend toute son ampleur avec Night Fantasies « dont l'humeur change constamment, suggérant ainsi les errements de la pensée et des sentiments qui traversent l'esprit en état de veille », écrit le compositeur. Le pianiste tient l'auditeur en haleine à travers une interprétation magistrale, entre gestes éruptifs et fluidité du mouvements. Mozart encore, avec la Fantaisie n° 3 en ré mineur KV 397 avant la Fantasy on ïambic Rhythm du Britannique George Benjamin : autre exemple de cheminement formel libre à partir d'une même cellule rythmique (brève-longue) et hommage à Debussy d'une grande portée poétique. Les cartes sont sans arrêt rebattues dans la Fantaisie pour piano op. 77 de Beethoven dont donne à entendre le processus d'élaboration et l'avancée du discours avec une clarté souveraine.

Si la Fantaisie op. 77 termine le récital de 17h30, elle annonce l'autre Fantaisie beethovénienne de la soirée, Fantaisie pour piano, solistes, chœur et orchestre en do mineur op. 80 cette fois, donnée avec le Chœur Régional des Hauts-de-France et l' en grande forme sous la direction de Jean-Claude Casadesus. Le pianiste Cédric Tiberghien y est en vedette, que l'on n'attendait pas forcément dans un programme cent pour cent germanique. La finesse de son phrasé et la netteté du trait opèrent dans le Concerto pour piano et orchestre n° 23, même si l'on eût souhaité plus de rayonnement dans la sonorité. En revanche, la couleur du piano beethovénien nous manque résolument dans le début de la Fantaisie. Le thème de « la fraternité universelle par la rencontre des arts » annonce quelques quatorze ans plus tôt l'hymne à la joie de la « Neuvième ». Exigeantes comme elles le sont dans le Finale de la « Neuvième », les parties solistes sont vaillamment tenues par les cinq chanteurs tandis qu'au chœur résonne l'hymne sur les paroles de Christoph Kuffner. C'est ainsi que se referme l'édition 2021 du , dans l'effusion lyrique et la plénitude sonore.

Crédits Photographiques : ©

Jean-Claude Hulot a suivi les concerts de vendredi et samedi, Michèle Tosi ceux du dimanche.

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