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Philippe Manoury et ses complices au Pays de la Meije

Il n'a pas fréquenté la classe de Messiaen mais s'est, comme lui, penché sur la question du temps qui cible la thématique de la 23e édition du Festival Messiaen au Pays de la Meije où le compositeur « du temps réel » Philippe Manoury est en résidence au côté du collègue et ami

Du piano qu'il affectionne, à la musique d'ensemble et aux pièces mixtes sollicitant les forces de l'Ircam, dix œuvres de Philippe Manoury sont à l'affiche du festival, servies par des artistes de haut vol.

à la tête de l'EOC

Fidèle du festival, l', dirigé par son nouveau chef , a investi le Dôme du Monêtier-les-Bains pour un concert-création avec dispositif électronique réunissant les deux invités de cette édition. En ouverture de programme, rien moins que B-Partita (in memoriam Pierre Boulez) écrite en 2016, l'un des sommets de la musique mixte de Manoury pour violon, ensemble et électronique, réalisant, à la manière des Chemins de Berio, l'agrandissement de Partita II pour violon et électronique créée au Festival Messiaen en 2012, pièce qui a été gravée tout récemment chez Klarthe par la violoniste Hae-Sun Kang. C'est qui est sur le devant de la scène au côté d'un ensemble restituant tout à la fois la finesse de l'orchestration et la richesse des sonorités auxquelles l'aura scintillante de l'électronique donne la profondeur et le mystère.

On connait beaucoup moins , compagnon de Boulez et de Stockhausen et auteur de deux ouvrages qui ont fait date sur les opéras de Berg. Il est passé dans la classe de Messiaen avant de se consacrer durant une quarantaine d'années à ce qu'il nomme ses « partitions sonores » dédiées au cinéma. Deux créations sont à l'affiche de la soirée : Étude XV est une pièce de 1952, perdue sans avoir été jouée, et retrouvée il y a peu. Convoquant 15 timbres et 23 instruments, elle relève du sérialisme intégral, œuvre abstraite et radicale, essentiellement discontinue comme l'appréciaient les avant-gardes d'après guerre. Philippe Manoury y voit la métaphore du relief alpin de la Meije ! La deuxième, Repli mobile, est récente, réunissant un violon, un piano et une clarinette basse aux côtés de deux récitants et d'une partie électroacoustique. C'est une tentative, nous dit son auteur, proche du montage cinématographique, de lier le texte (celui de Sophie Lapierre) et la partie instrumentale : une dimension qui préoccupe aujourd'hui ce compositeur-chercheur infatigable.

La soirée s'achève avec Mouvements pour piano et ensemble, un nouveau concerto de Philippe Manoury écrit sur mesure pour l'EOC et donné en création mondiale sous le geste très efficace de . Si la configuration de l'ensemble (12 musiciens) reste frontale, Manoury scinde le tutti en quatre trios qui vont à tour de rôle échanger avec la pianiste () renouvelant les timbres et l'écriture : la partie de contrebasse est étonnante et les sonneries de cuivres somptueuses au sein d'un ensemble maintenant la fluidité du mouvement et la qualité d'une texture nourrie d'une pensée électronique.

Concert en matinée, et toujours avec l'EOC, le lendemain à la Salle des Fêtes de la Grave où , partition en main, commente sa nouvelle œuvre Lumières Cendrées écrite pour l'ensemble stéphanois à la demande de Bruno Mantovani qui fut son élève dans sa classe d'analyse au Conservatoire de Paris. Le compositeur décortique pour nous sa partition d'une quinzaine de minutes ; à portée autobiographique, elle est dédiée… « à tous les êtres qui ont illuminé ma vie et ne sont plus que cendres. »

Exemples sonores à l'appui, il nous fait pénétrer dans les arcanes de l'écriture, pointant les références (Beethoven, Bartok, Janacek, Messiaen mais aussi le chant populaire et le plain-chant), les formules cryptées (un alphabet sonore personnel reliant les 24 quarts de ton au 26 lettres de l'alphabet) et sa trouvaille en matière de tempérament, la harpe heptaïque accordée au 1/7 d'octave. Le mode est à visée thérapeutique, souligne-t-il avec humour, au vu de la sérénité qu'il dégage ! La pièce jouée dans son intégralité au terme de cette présentation passionnante donne à entendre une musique qui se révèle être bien plus encore que la somme de ses composantes.

Le piano de

S'il n'est pas précisément en résidence, il est assurément en vedette durant ce festival. Le pianiste, compositeur et pédagogue est à l'affiche de trois concerts, dans l'église de La Salle-les-Alpes d'abord où son récital est axé sur les Études et s'organise autour des Quatre Études de rythme d'Olivier Messiaen (1949). On connait l'importance historique de la deuxième, Mode de valeurs et d'intensités, pièce expérimentale qui rallie Messiaen à la combinatoire sérielle et deviendra la référence de toute une génération d'après-guerre. Neuburger donne la mesure de l'exploration tous azimuts menée par Messiaen sur le clavier. Alliant énergie du geste, précision de l'attaque et virtuosité transcendantale, il porte jusqu'au paroxysme de la puissance et de la jouissance sonore son interprétation de l'Île de feu II qui referme le cycle. Des trois Études de Manoury, on retient l'Hommage à Richter I, un travail sur la résonance et l'espace qui se déploient autour du do# médian, cette note répétée par le pianiste Sviatoslav Richter dans la Sonate posthume de Schubert dont l'écriture manourienne se fait l'écho amplifié.

 

Pianiste et compositeur rappelons-le, met au programme son Étude n°2 – Pour les Harmoniques. Jouée en partie dans les cordes du piano, elle nous met à l'écoute des partiels du son et d'autant de couleurs tirées de l'instrument, des graves somptueux aux sonorités les plus fragiles et instables. Il choisit enfin deux Études de Debussy extraites du Livre II, Pour les degrés chromatiques et Pour les Agréments, dont l'interprétation allie sous son jeu fluide la poésie du timbre et la subtilité des plans sonores.

Dans l'église de La Grave, Jean-Frédéric Neuburger est face à , qui fut son professeur au Conservatoire de Paris, pour l'exécution de Mantra (1971), pièce mythique de Karlheinz Stockhausen très rarement jouée et que nos deux pianistes viennent de graver sous le label Mirare. Elle fut une révélation pour le jeune Manoury qui s'interrogeait à l'époque sur la manière de relier organiquement les mondes instrumental et électronique : « Stockhausen est à l'électronique ce que Monteverdi est à l'opéra », confie-t-il à l'auditoire. Pour la première fois dans l'histoire du XXe siècle, Mantra pour deux pianos (révélé au public français à Metz, par les frères Kontarsky) met à l'œuvre la transformation du son en temps réel à travers la « modulation en anneau », un outil datant des premiers synthétiseurs.

Sous le contrôle du RIM (Réalisateur en Informatique Musicale) , les pianistes agissent eux-même sur le son grâce à l'Ipad fixé à côté du pupitre qui remplace aujourd'hui la machine analogique. Mantra, basé sur une « formule » de treize notes est un parcours initiatique, une méditation sur le son qui relève du rituel et s'inscrit dans un temps circulaire. Les deux pianistes complices et aguerris ont à portée de main un jeu de crotales et un wood-block dont chaque intervention, appels ou signaux, rythme cette cérémonie imaginaire, étrange et fascinante, à laquelle est convié le public : voyage au cœur du son troué de silences, alliant la combinatoire sérielle et les mixtures sonores (sons inharmoniques) qui fusent d'un piano à l'autre jusqu'à la fulgurance des dernières minutes, déployant une virtuosité et une résonance phénoménales… Nos deux interprètes le sont aussi, comme aimantés par cette formule magique qui les met sur « la voie de l'énergie ».

Si Jean-Frédéric Neuburger rejoint , autre fidèle du festival, dans l'église de La Grave toujours, pour un récital violoncelle et piano de la plus haute tenue, c'est Philippe Manoury qui est au clavier dans sa Chaconne pour violoncelle qui débute la soirée.

La pièce de 2015 est écrite à la demande de pour fêter les 90 ans de Pierre Boulez. Sur le modèle de Messagesquisse où six violoncelles périphériques prennent en charge (comme le ferait l'électronique) la spatialisation de la partie soliste, Manoury prévoit autour du public un « bourdon » assurant l'aura spatiale du violoncelle : écho résonnant qu'il tire ce soir du piano en temps réel. L'œuvre est puissante autant qu'exigeante pour le violoncelliste qui multiplie les modes de jeu, entre virtuosité du trait, richesse des textures et projection sonore.

Sous les doigts de Jean-Frédéric Neuburger cette fois, la Sonate op. 2 de , œuvre de jeunesse du professeur et mentor de Messiaen, est une rareté à laquelle les interprètes confèrent élégance et beauté du son. C'est une version entre précision rythmique et dimension fantasque de la Sonate pour violoncelle et piano de Claude Debussy, que nous offrent les deux musiciens dont c'est ce soir le premier concert en duo.

Sidérante également est l'exécution de Molpé, une création mondiale signée François Meimoun. Du nom de la sirène de la mythologie grecque, le titre désigne le chant de la créature marine, une voix partagée entre le violoncelle et le piano. Meïmoun nous immerge dans un flux sonore ininterrompu, musique de l'urgence et « chevauchée fantastique » gorgée de lyrisme dont la fin « cut » nous saisit. La Sonate n°5 en ré majeur de Beethoven est la seule, précise , au sein du corpus des Sonates pour violoncelle et piano, à offrir un véritable mouvement lent (Adagio con molto sentimento d'affetto) digne des grandes pages méditatives du maître de Bonn : musique introspective ouvrant des horizons infinis dont les deux interprètes en osmose délivrent le message au plus profond de l'émotion. La Louange à l'éternité de Jésus extraite du Quatuor pour la fin du temps (retour à Messiaen dont la pensée infiltre tout le programme de la soirée) referme le concert dans « l'abolition du temps », déjà ressentie chez Beethoven.

Manoury versus Beethoven

Philippe Manoury n'a pas été l'élève de Messiaen – il mentionne en priorité les maîtres Max Deutsch et Michel Philippot – mais partage avec lui cette fascination pour Beethoven, maître de la transformation (Veränderung) dont il va poursuivre le processus à travers l'écriture de l'électronique. C'est , un compagnon de route, qui officie au clavier dans Veränderungen (2007), deuxième sonate pour piano de Philippe Manoury écrite sans électronique et en écho aux Variations Diabelli « qui résonnent en lui depuis de longues années » et que le pianiste jouera en fin de programme.

Pour l'heure, Heisser a mis ses mitaines blanches en prévision des glissandi et autres balayages musclés du clavier. L'œuvre impressionnante est d'un seul tenant et d'une petite demi-heure. Elle ne fait pas de références directes à la partition de Beethoven mais en prélève des éléments morphologiques – rythmes, motifs en boucle, notes répétées, accords assénés, etc. – à travers lesquels Manoury mène son exploration obstinée de la résonance. La troisième pédale dite tonale est très sollicitée au sein d'une écriture extrêmement discontinue qui regarde davantage vers Stockhausen : moments méditatifs très brefs, aussitôt annulés par les impacts et blocs accords qui projettent le son et décuplent la résonance. Il y a de la puissance, presque une rage chez l'interprète dans sa manière de « battre » les touches du clavier dans l'extrême aigu de la tessiture… au point de dérégler l'instrument mis à mal !

L'accordeur est intervenu durant l'entracte avant que le pianiste ne poursuive avec les Variations Diabelli de Beethoven, « une énigme autour de laquelle on ne cesse de tourner » prévient Manoury qui les connait bien. Elles sont plus familières encore à , ardent beethovénien qui les donne souvent en concert. La mise en route est progressive où l'on sent le pianiste trouver peu à peu l'équilibre et la détente du geste avant d'opérer cette immersion totale dans l'écriture beethovénienne : énergie et épaisseur du son, ampleur de la résonance et dimension symphonique du clavier qu'il contrôle en virtuose. L'aventure culmine avec les couleurs et la conduite polyphonique du sublime Largo molto espressivo (var. 31) avant la fugue toute puissante et ses notes répétées alliant sous les doigts du pianiste rigueur à la Bach et jubilation sonore toute beethovénienne.

Crédits photographiques : © Bruno Moussier

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